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"Aujourd'hui déjà, je n'arrive pas à me payer" : des jeunes avocats craignent de "mettre la clef sous la porte" à cause de la réforme des retraites

Pourront-ils continuer à exercer leur profession si leurs cotisations retraites doublent, comme le prévoit la réforme du gouvernement ? C'est la question que se posent ces avocats qui peinent déjà à vivre de leur métier.

Article rédigé par Simon Gourmellet
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Manifestation d'avocats contre la réforme des retraites à Perpignan (Pyrénées-Orientales), le 9 janvier 2020.  (MAXPPP)

Elsa* sort d'un rendez-vous avec son banquier. Cette avocate au barreau de Pontoise (Val-d'Oise) vient de débloquer une partie de son épargne personnelle en urgence, de quoi "vivoter". Lorsqu'elle imagine ses cotisations retraites multipliées par deux, comme le prévoit la réforme des retraites (pour les avocats qui gagnent moins de 40 000 euros par an), continuer ainsi lui semble impossible. "Aujourd'hui, je n'arrive déjà pas à me payer", soupire cette spécialiste en droit du travail, qui semble avoir presque acté la fin de son cabinet, après 10 ans d'exercice.

"Je suis faite pour ce métier, je le sais, mais je n'y arrive plus", regrette l'avocate de 36 ans. Elle énumère ses charges : Urssaf, cotisations retraite, cotisations à régler auprès de l'Ordre, frais de formations obligatoires, loyer… "Je reverse 60% de ce que je gagne", évalue-t-elle. Cela représente plus de 1 400 euros par mois, les moins bonnes années. "J'ai de la chance, contrairement à certains confrères, d'avoir un loyer relativement faible et de n'avoir jamais eu d'impayés", relativise-t-elle.

Avec la réforme, ses cotisations bondiraient de 14 à 28% et sa retraite baisserait de 1 400 euros à 1 000 euros par mois. Très mobilisée, comme l'ensemble de la profession, depuis le début du mois de janvier, Elsa est en grève et multiplie les actions pour dénoncer ce projet, qui va principalement toucher les petits cabinets les plus précaires, comme le sien.

Après le barreau, le RSA ?

L'avocate redoute de devoir mettre la clef sous la porte. Elle y pense tous les jours, envisage une reconversion, pourquoi pas dans l'enseignement. "Je donne déjà des cours particuliers de français." Elsa a pris rendez-vous à Pôle emploi. Une douche froide. "Rien n'est prévu pour nous, ils ne connaissent pas notre situation. Si j'arrête, je suis directement au RSA." Après tant d'années d'études, la pilule est difficile à avaler. "On est sans filet, s'inquiète-t-elle, et on parle de la retraite, mais si je n'arrive pas à payer mes charges, je ne pourrai jamais l'atteindre en tant qu'avocate."

Pas du genre à déprimer, Elsa tient bon, en se payant "en temps". "Par moments, je me dis que ça ne sert à rien de me torturer l'esprit, alors je prends une journée pour lire, me consacrer à ma famille." Des temps de pause d'autant plus précieux qu'elle ne prend quasiment pas de vacances et s'interdit les arrêts maladie. "Si je ne travaille pas, je ne facture pas, mais je cotise toujours…" Cette inquiétude est "anxiogène" au point que ses projets, aussi bien professionnels que personnels, sont à l'arrêt.

Je ne me projette plus.

Elsa, avocate au barreau de Pontoise

à franceinfo

Aurélie* aussi partage cette angoisse du lendemain. A 31 ans, après 5 ans d'exercice, cette collaboratrice à mi-temps d'un gros cabinet parisien se trouve à un moment charnière de sa carrière, persuadée qu'en cas d'adoption de la réforme, elle ne parviendra pas à rester à flot.

Les clients les plus fragiles pénalisés

Pour développer sa clientèle, et compléter son revenu, elle multiplie les permanences pénales auprès de l'antenne des mineurs. Ces dossiers très faiblement rémunérés sont chronophages. "Défendre un mineur me rapporte en moyenne 90 euros, avant les charges, donc à peu près 45 euros. Une somme qui m'indemnise pour plusieurs heures de travail. C'est du temps que je ne consacre pas à d'autres affaires plus rémunératrices", explique-t-elle, sans se plaindre. "Je n'ai aucune difficulté à aider les gens, c'est la base de mon métier, mais il faut que je puisse en vivre." 

"J'ai fait sept années d'études et de sacrifices, pour finalement passer mon temps à me demander comment payer mes charges, ce n'est pas tenable", déplore Aurélie, avant d'avouer penser sérieusement à arrêter.

J'ai un dossier dont la procédure va durer jusqu'en 2021. Si la réforme passe, j'aurai mis la clef sous la porte d'ici là. Je dis quoi à mon client ?

Aurélie, avocate au barreau de Paris

à franceinfo

Avec cette réforme, elle en est sûre, les avocats ne pourront plus consacrer autant de temps à ces dossiers. "Ce sont les clients les plus fragiles, ceux qui bénéficient notamment de l'aide juridictionnelle, qui seront pénalisés", redoute-t-elle.

Hausse des honoraires et choix des dossiers

Mathieu*, 35 ans, avocat à Lyon (Rhône), partage cette analyse. Il vient de s'associer avec sa femme, avocate elle aussi. La carrière de ce spécialiste en droit social est stable, mais son épouse de 33 ans a eu un parcours plus sinueux. Pendant ses deux grossesses, elle a dû être hospitalisée trois et cinq mois. Impossible pour elle de travailler et de plaider, c'est donc lui qui a pris le relais.

"Après chaque enfant, elle a dû repartir de zéro, se reconstituer une clientèle, et donc s'inscrire à l'aide juridictionnelle pour pouvoir travailler", explique-t-il. Cette "AJ", c'est "125 euros net, pour cinq à six heures de travail. On le fait par conviction." Ce ne sont pas les gros cabinets, aux finances plus solides, qui se chargent de ces dossiers, mais les plus petits. 

L'union fait la force. Je ne sais pas si elle pourrait poursuivre son activité seule.

Mathieu, avocat au barreau de Lyon

à franceinfo

Concernant la réforme des retraites, le couple a déjà fait le calcul : la hausse de leurs cotisations représentera entre 12 000 et 14 000 euros par an pour le couple. "Ce n'est pas anodin, avec deux enfants à charge." Si la réforme est adoptée en l'état, Mathieu envisage d'augmenter ses honoraires. Son épouse devra choisir des dossiers plus rémunérateurs. La survie de leur cabinet est en jeu.

Quant au départ en retraite, ce ne sera "pas avant 68 ans, c'est le scénario le plus probable". Le montant de leur pension devrait tomber "de 1 400 euros à 1 000 euros par mois". Il faudra donc, "si on le peut, constituer notre propre capital retraite".

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées. 

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