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Pourquoi les scandales sexuels à Hollywood bouleversent-ils notre relation aux artistes et à leurs œuvres ?

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le comédien Kevin Spacey, le 23 février 2016 à Washington, à l'occasion d'une avant-première de la série "House of Cards". (NICHOLAS KAMM / AFP)

Face aux innombrables affaires impliquant des artistes renommés, le public tombe de haut. Pourquoi s'est-on accommodé pendant si longtemps de ces accusations ? Peut-on encore aimer l'œuvre des réalisateurs et acteurs mis en cause ? Franceinfo a posé la question à une philosophe et un sociologue du cinéma. 

Du tapis rouge au banc des accusés. Depuis la révélation d'accusations de harcèlement sexuel et de viols à l'encontre du producteur Harvey Weinstein, début octobre, Hollywood crève l'abcès. Au fil des jours, les témoignages glaçants abondent, incriminant non plus uniquement des hommes de l'ombre surpuissants, à la tête des studios et des maisons de production, mais des artistes (réalisateurs ou acteurs), aimés et respectés du public, qu'il soit branché blockbusters, cinéma d'auteur ou séries.

Lars Von Trier, Brett Ratner, James Toback, Kevin Spacey, Dustin Hoffman, Jeffrey Tambor, George Takei, Richard Dreyfuss, Louis C.K., Steven Seagal, Jeremy Piven, Charlie Sheen, Woody Allen, Roman Polanski, Ed Westwick... Chaque jour, la liste de noms s'allonge. Pourquoi notre société s'est-elle si longtemps accommodée des accusations visant des artistes renommés ? Peut-on encore apprécier leur œuvre au regard de leurs actes ? Eléments de réponse.  

Parce qu'on voyait les artistes comme des génies

"Un viol commis par un anonyme et un viol commis par un artiste, c'est à la fois la même chose – parce que le crime est tout autant répréhensible – et pas la même chose", introduit la philosophe Carole Talon-Hugon, auteure de Morales de l'art (PUF). Parce qu'il fait notamment figure d'exemple, l'artiste bénéficie d'un statut particulier dans la société. En tout cas, depuis le XVIIIe siècle. A cette époque-là, "on va commencer à considérer l'art comme un domaine à part, totalement distinct, soumis à la seule règle de la beauté et indépendant de la question du bien", explique la philosophe. Ainsi, pour Diderot, "il y a une morale propre aux artistes qui peut être à rebours de la morale usuelle".

On retrouve cette idée chez Oscar Wilde (XIXe siècle) ou André Breton (XXe siècle). L'artiste devient alors une "individualité sauvage et singulière, en rupture, en opposition et totalement indépendante de la morale ordinaire, poursuit Carole Talon-Hugon. Cette image-là, construite sur plus de 200 ans, nous empêche de regarder la réalité de ces agressions en face." Jusqu'à aujourd'hui. 

Le 29 mai, la comédienne Blanche Gardin avait dénoncé cette différence de traitement entre le "créatif" et le commun des mortels, lors de la cérémonie des Molières. "C'est bizarre cette indulgence qui ne s'applique qu'aux artistes", avait lancé l'humoriste, feignant la naïveté. "Par exemple, on ne dit pas d'un boulanger : 'Oui, d'accord, c'est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil mais bon, il fait des baguettes extraordinaires !'"  

Ce que dénonce Blanche Gardin est ce que l'on pourrait appeler la "culture du génie", qui excuse les comportements des artistes, au même titre que la "culture du viol" les encourage. Dans une tribune publiée le 9 novembre dans le quotidien suédois Svenska Dagbladet, plus de 450 actrices relèvent ainsi qu'"acteurs et réalisateurs, considérés comme des génies, sont soutenus par la profession, peu importe ce qu’ils font subir à leurs collègues". 

Parce que les révélations détruisent le pacte entre spectateur et acteur

"Ce qui fait que l'on va avoir de l'affection pour telle ou telle star, c'est qu'elle peut se présenter comme une sorte de surface lisse sur laquelle nous projetons notre propre fantasme", analyse Emmanuel Ethis, sociologue et recteur de l'académie de Nice. "C'est d'autant plus le cas avec les acteurs", pour lesquels on a du mal à distinguer réalité et fiction. Qui n'a jamais rêvé d'avoir comme père le Bill Cosby du Cosby Show ? 

Avec ces révélations, nous n'avons plus le choix. Nous ne pouvons plus projeter ce que nous voulons sur ces acteurs. Ils nous imposent quelque chose que l'on n'avait ni envie de voir, ni de savoir.

Emmanuel Ethis

à franceinfo

"Est-ce qu’on prend du plaisir à voir un acteur jouer formidablement un salaud si l'on sait qu'il s'agit d'un rôle ? Oui. Est-ce qu’on prend le même plaisir dès lors que l'on sait qu'il s'agit vraiment d'un salaud ?" interroge le spécialiste du cinéma et de ses publics.

Il rappelle ainsi la performance d'Anthony Hopkins dans le Silence des Agneaux, "fascinante, justement parce que le public est conscient qu'il n'est pas le tueur en série qu'il prétend être à l'écran". Dans le cas contraire, "mon propre regard de spectateur n’est plus un regard d’élévation, mais un regard de témoin documentaire". Bref, les artistes admirés mais accusés ont trahi un pacte fondamental. 

Parce que l'œuvre de l'artiste devient une victime collatérale 

Puisque nous plaçons si haut les artistes – dans notre estime ou dans la société –, leur chute provoque un malaise, voire un "vertige", pour reprendre les mots des journalistes de Télérama. Dans un article publié après les scandales qui secouent Hollywood, ils évoquent la destruction de "notre propre perception de ces artistes, dont les œuvres incarnent bien souvent nos idées, notre vision d’un monde progressiste, tolérant, ouvert".

Ce constat amène une question simple : peut-on toujours apprécier la critique brillante du pouvoir dans la série House of Cards, le regard lucide de Louie sur la place de l'homme dans la société, ou encore la représentation empathique de la transsexualité dans Transparent, alors que les acteurs qui incarnent leurs héros sont tous suspectés d'agressions sexuelles ?  

Si l'"on ne peut pas dissimuler l'homme sous l'artiste, on ne peut pas non plus considérer que les œuvres sont rendues nulles et non avenues par ces évènements qui concernent sa vie personnelle", répond Carole Talon-Hugon, renvoyant les spectateurs à leur propre jugement. "On ne peut pas faire la liste de ceux qu'on a le droit ou pas d'admirer. Chacun est renvoyé au tribunal de sa propre conscience", plaide la philosophe, qui rappelle que Platon s'interrogeait déjà sur la mise au ban des artistes perçus comme dépravés. 

Nous sommes embarrassés de reconnaître qu'Untel joue très bien dans tel film tout en considérant qu'il est un individu peu recommandable.

Carole Talon-Hugon

à franceinfo

Interrogée par Vanity Fair sur ce dilemme, la militante féministe Caroline De Haas préfère "ne rien interdire". Mais, à titre personnel, elle fait un choix clair : "En tant que citoyenne, je ne vais pas (...) voir les films de Woody Allen. Les témoignages que j'ai entendus me paraissent réels et suffisants." Et il est encore plus difficile de trancher pour les institutions : si la Cinémathèque française a maintenu la rétrospective consacrée à Roman Polanski, elle a ainsi reporté celle sur le réalisateur Jean-Claude Brisseau, condamné pour harcèlement sexuel. Elle était prévue début 2018.

Parce que cela interroge nos goûts, donc notre personnalité

Si ce cas de conscience est si difficile à trancher, c'est parce que revenir sur nos goûts est une réelle remise en question, analyse Emmanuel Ethis. "Si je vous demande quels sont vos cinq films préférés, vous allez prendre quelques secondes pour réfléchir, commence-t-il. Vous allez invoquer votre mémoire et chercher ces œuvres qui comptent vraiment pour vous. Et vous réfléchissez bien parce que vous savez qu'en me répondant, vous allez dire quelque chose de vous."

Les œuvres d'art nous définissent dans ce que l'on appelle notre identité culturelle. Quand une œuvre est remise en question, notre personnalité culturelle l'est aussi.

Emmanuel Ethis

à franceinfo

Par conséquent, ces scandales interrogent ce que l'on est à travers ce que l'on aime. Pour ce qui est de Roman Polanski et de Woody Allen, par exemple, on a longtemps été capable de "dépasser les accusations et de considérer que l'œuvre [était] plus importante que la personne", d'autant qu'il s'agit de monstres sacrés du cinéma, célébrés à la fois par le milieu et le public. Mais "là, c'est de moins en moins le cas", poursuit le sociologue. Car "l'équilibre a changé". 

Parce qu'on a longtemps fermé les yeux sur cette situation

Le 11 mai 2016, Emmanuel Ethis a assisté à la cérémonie d'ouverture du Festival de Cannes. Il se souvient de cet instant où Laurent Lafitte, maître de cérémonie, s'est adressé à Woody Allen, assis au premier rang. "Ces dernières années, vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n'êtes même pas condamné pour viol aux Etats-Unis", a-t-il lancé au réalisateur venu présenter son dernier long métrage, Café Society

"Cela a jeté un froid terrible. Une atmosphère de pesanteur, se souvient le sociologue. A cet instant, on sent que l'auditoire se range plutôt du côté de Woody Allen que de celui de Laurent Laffite, qui s'est fait détruire. Cela se produirait aujourd'hui, ce serait peut-être l'inverse." Car en moins d'un an et demi, le regard de la société a changé sous l'effet d'un phénomène : l'accumulation. Des actrices et acteurs ont brisé le silence ; la profession s'est retrouvée pointée du doigt ; le public, notamment à travers les médias, a fait part de son indignation. 

"A l'époque des révélations visant Woody Allen ou Roman Polanski, l'effet cumulatif que nous observons aujourd'hui n'avait pas eu lieu", analyse Emmanuel Ethis. C'est le trop-plein d'accusations qui a permis "de définir une nouvelle norme" alors que "ces faits étaient tolérés d'une manière ou d'une autre, y compris par ceux qui gardaient le silence".  

Aujourd'hui, "le silence n'étant plus de mise, cela permet de déplacer la norme en disant : 'nous ne l'acceptons plus'. Tout ce qui va se passer désormais va être lu à l'aune de cette norme partagée", poursuit le sociologue. En découlent des témoignages impensables hier, comme celui de l'actrice Ellen Page, "honteuse" d'avoir tourné avec Woody Allen, "le plus grand regret de sa carrière". "On me mettait la pression parce que 'bien sûr, tu dois dire oui à un film de Woody Allen'", se souvient-elle.

Une actrice comme Gal Gadot, qui incarne Wonder Woman à l'écran, peut désormais exiger que le producteur Brett Ratner, accusé de harcèlement sexuel, soit écarté du deuxième volet. Naturellement, Ridley Scott a pris la décision d'effacer Kevin Spacey de son prochain film, Tout l'argent du monde. Quant au public, il ne s'est pas indigné de l'éviction de l'acteur de la série House of Cards. Preuve que l'usine à rêves ne fait plus illusion. 

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