Plainte de Judith Godrèche : pourquoi une enquête pour viol est ouverte alors que les faits risquent d'être prescrits

L'actrice a porté plainte contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon, et le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire à la suite des faits dénoncés, bien qu'ils aient eu lieu "entre 1986 et 1992".
Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
L'actrice Judith Godrèche au festival de cinéma de Deauville (Calvados) le 1er septembre 2023. (LOIC VENANCE / AFP)

Les violences sexuelles dénoncées par Judith Godrèche peuvent-elles encore donner lieu à des poursuites de la part de la justice ? La question se pose, alors que l'actrice a porté plainte pour viol sur mineur, mardi, contre les réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon. En réaction, le parquet de Paris a ouvert une enquête, mercredi 7 février, qui porte notamment "sur les infractions de viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité". "L'ensemble des faits dénoncés" ont "eu lieu entre 1986 et 1992", a précisé le parquet.

Or, dans les années 1980, pour une victime mineure de viol par personne ayant autorité, le délai de prescription était de dix ans à compter de sa majorité. La loi du 10 juillet 1989 a ensuite porté ce délai à vingt ans après la majorité. Aujourd'hui, le délai de prescription est de 30 ans, soit jusqu'à l'âge de 48 ans. Mais il ne s'applique pas aux infractions prescrites avant le 6 août 2018. C'est le principe de non-rétroactivité : des faits ne peuvent être jugés au regard d'une loi adoptée ultérieurement.

"Provoquer un réveil de mémoire chez d'autres victimes"

Si les faits semblent a priori prescrits, pourquoi, alors, une enquête est-elle ouverte ? "Dans beaucoup de juridictions, et en particulier au parquet de Paris, c'est une façon récente de fonctionner. Ce n'est pas propre à l'affaire Judith Godrèche : c'est une nouvelle politique pénale", constate Audrey Darsonville, professeure de droit à l'université Paris Nanterre. De fait, il s'agit d'une demande du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, adressée aux procureurs, qui date du 26 février 2021, dans le sillage de la publication du livre de Camille Kouchner, La Familia Grande, qui accusait Olivier Duhamel d'inceste sur son frère. "Vous vous attacherez à ouvrir systématiquement une enquête même si les faits apparaissent a priori prescrits", a demandé le garde des Sceaux, dans une circulaire du 28 mars 2023 sur la lutte contre les violences faites aux mineurs.

Le premier objectif est "de découvrir l'existence d'autres victimes pour lesquelles les faits ne seraient pas prescrits". "C'est une démarche judiciaire intéressante, qui sert un intérêt plus collectif", souligne Audrey Darsonville. "L'ouverture d'une enquête, sur ce type de faits particulièrement traumatisants, peut provoquer un réveil de mémoire chez d'autres victimes, qui vivent une sorte d'amnésie", complète Isabelle Rome, ancienne ministre chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes, aujourd'hui première présidente de chambre à la cour d'appel de Versailles. Au regard de son expérience dans les cours d'assises, la magistrate, qui vient de publier La Fin de l'impunité, affirme que cela permet "de délier les langues", alors qu'une "chape de plomb" pèse, bien souvent, sur les victimes de violences sexuelles.

Vérifier le délai de prescription

Parfois, d'autres victimes ont déjà parlé, mais les plaintes et les témoignages n'ont jamais été regroupés. Une enquête permet de le faire. Dans ce cadre, les enquêteurs peuvent aussi vérifier si d'autres faits similaires, survenus après ceux dénoncés dans la plainte initiale, ont pu interrompre la prescription. C'est le principe de "la prescription glissante", introduit par la loi du 21 avril 2021 "visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste".

D'après cette loi, "le délai de prescription de ce viol est prolongé, le cas échéant, jusqu'à la date de prescription de la nouvelle infraction". En clair, si la personne mise en cause a violé ou agressé sexuellement un autre mineur par la suite, la justice retiendra le délai de prescription pour cette infraction, plus récente. Avec cette nouvelle possibilité, l'ouverture d'une enquête peut donc se révéler "intéressante", juge Isabelle Rome : finalement, les faits dénoncés ne seront peut-être pas prescrits. Ou, tout du moins, l'enquête permettra de le savoir.

Car la prescription n'est pas toujours acquise : pour s'en assurer, il faut le vérifier. "Les calculs pour établir le délai de prescription sont compliqués. Des erreurs peuvent arriver", pointe Audrey Darsonville. Là encore, l'enquête permet de prendre le temps de le faire.

"Etayer la recherche de la vérité"

En ouvrant une enquête, la justice permet, tout simplement, d'établir les faits. Les personnes mises en cause peuvent s'expliquer et la parole de la victime est prise en compte : sa plainte fait a minima l'objet d'analyses, voire de vérifications. "C'est une façon de la respecter et de l'entendre. Elle a l'oreille de la justice pénale", souligne Audrey Darsonville.

Jusqu'à quel point ? Dans son essai, intitulé Eloge de la prescription, l'avocate Marie Dosé – qui défend notamment Jacques Doillon – y voit un dévoiement de la justice, rendue seulement pour les victimes, en particulier quand les procureurs annoncent à l'issue d'une enquête que "les faits sont susceptibles de constituer un crime, mais sont prescrits".

De fait, lorsque le parquet de Paris a classé sans suite, en juin 2021, dans l'affaire Olivier Duhamel, l'enquête pour viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur mineur de 15 ans, le procureur de l'époque, Rémy Heitz, a fait savoir que "les faits révélés ou dénoncés dans la procédure constituent une infraction qui aurait donné lieu à poursuites" "si le délai fixé par la loi n'était pas dépassé". "La prescription protège aussi les victimes qu'elle protège par-devers elles de faux espoirs", écrit Marie Dosé. Mais pour Isabelle Rome, le plus important est "d'étayer la recherche de la vérité, même si les faits sont prescrits", afin, explique-t-elle, "de sortir d'un système d'impunité".

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