"Les élèves pouvaient lire la peur sur nos visages" : les enseignants d'un lycée de l'Oise dénoncent l'inaction de la direction après une semaine de violences
L'intrusion d'un groupe d'individus violents a contraint les professeurs à protéger eux-mêmes leurs élèves. Certains de ces enseignants mettent en cause le manque d'investissement de leur direction.
"Ils voulaient mettre le feu. On a réussi à les arrêter, mais je ne refais plus ça, je ne me mets plus en danger." Une soixantaine d'enseignants et de membres du personnel éducatif du lycée André-Malraux, à Montataire, dans l'Oise, sont réunis en assemblée générale, lundi 2 décembre, dans une grande salle bordée de rideaux rouges. Les visages sont fermés, les paupières fatiguées et la colère dans les voix peine à dissimuler leur angoisse. Un jeune professeur s'emporte : "Est-ce qu'on est des enseignants ou une garde républicaine, sérieusement ?" S'ils sont réunis cet après-midi-là dans le lycée déserté par ses élèves, c'est que quatre jours plus tôt, le jeudi 28 novembre, ils ont assisté à l'intrusion d'un groupe de "casseurs" dans l'établissement. "Pendant près de deux heures", ils se sont retrouvés à gérer des scènes d'émeutes, "sans aucune consigne de la direction", dénoncent-ils.
Cette intrusion vient clore une semaine d'escalade de violence aux abords de cet établissement, situé dans un quartier sensible de cette petite commune qui jouxte Creil. Contactée par franceinfo, la police nationale confirme avoir été appelée "tous les jours" cette semaine-là pour assurer la sécurité aux abords du lycée. Mercredi 20 novembre, c'est une explosion dans les toilettes qui donne l'alerte. De l'acide chlorhydrique, un "produit très dangereux car il peut causer d'importantes brûlures au contact de la peau", précise la police. Par chance, aucun élève ne se trouve alors à proximité.
La motivation des casseurs ? Difficile à dire, je ne crois pas qu'il y en ait. Il s'agit simplement d'affronter la police, de bloquer ou de casser le lycée. C'est un véritable appel à la violence.
Une enseignante du lycée André-Malrauxà franceinfo
Rapidement, les enseignants comprennent que des appels à la violence sont relayés sur les réseaux sociaux, particulièrement sur l'application Snapchat où des comptes comme @Blocus_60 ou @Blocage_Malraux appellent les jeunes à se réunir devant le lycée pour affronter les forces de l'ordre et pénétrer dans l'établissement.
Aucune consigne ni alerte
"Dès 7h10 [jeudi 28 novembre], des jeunes sont arrivés habillés tout en noir sur le parvis pour en découdre avec la police", rapporte Eric*, enseignant à André-Malraux. "Au moment de la récréation du matin, les casseurs et certains élèves ont commencé à caillasser et à insulter la police. Les forces de l'ordre ont procédé à plusieurs sommations, puis à des tirs de gaz lacrymogène."
Sur les vidéos filmées par les élèves présents lors du mouvement de foule et largement partagées entre eux, les scènes sont impressionnantes. On y voit des dizaines de jeunes se précipiter dans le lycée pour fuir le gaz lacrymogène. Au milieu des cris et des bousculades, les casseurs parviennent à franchir le portail du lycée, resté ouvert, et pénètrent dans l'établissement. Méthodiquement, ils se dispersent en groupes dans les étages pour vandaliser et tenter de mettre le feu. "Il n'y avait aucun contrôle, aucune sécurité à l'entrée", nous confirme un membre du personnel. "C'est à ce moment-là qu'il y a eu des tentatives d'incendie dans le lycée", rapporte un autre.
A l'intérieur de l'établissement, le personnel est dépassé. Les professeurs qui ne donnent pas cours tentent de gérer l'affolement dans les couloirs et dans le hall. "Certains élèves faisaient des malaises à cause des mouvements de foule, de la panique et des lacrymo. Je me rappelle une gamine portée par deux adultes, évanouie, une autre poussée sur un fauteuil roulant", nous raconte Maya*, professeure de longue date à André-Malraux. "On gérait, comme on pouvait, la panique de tous les élèves, on attendait des directives qui n'arrivaient pas."
Ce lycée, c'est une passoire pour rentrer et une Cocotte-Minute une fois qu'on est à l'intérieur.
Un enseignant du lycée André-Malrauxà franceinfo
"Lorsqu'un groupe d'individus menaçants pénètre dans le bâtiment, on est censés recevoir la consigne de se confiner dans nos salles. Jeudi, c'était bien le cas puisque certains sont entrés avec des bouteilles d'essence. Il doit y avoir une sonnerie spécifique qui retentit et on est censés entendre un message vocal", détaille Eric. Mais ce 28 novembre, ni la sonnerie de confinement, ni l'alerte au personnel, qui peut être envoyée via l'environnement numérique de travail de l'établissement, ne sont déclenchées. Plus inquiétant : certains professeurs, en cours au moment de l'intrusion, s'aperçoivent que le confinement n'est tout simplement pas possible. Sur les 72 salles de classe du lycée, 21 sont impossibles à verrouiller, à cause de serrures défectueuses.
Les portes barricadées avec des tables
Sollicitée par franceinfo, la proviseure, Marie-Hélène Pauly, assure que "tous les dispositifs d'alerte ont été installés et fonctionnent correctement". Alors pourquoi ne pas avoir déclenché l'alerte confinement ? "Nous n'étions pas dans une situation d'intrusion dans le lycée, estime, malgré les faits rapportés, la cheffe d'établissement. Nous étions dans une période de confusion." Quant aux serrures défectueuses, c'est un problème "qui a déjà été identifié et qui fait l'objet de travaux en cours, étage par étage".
Ce jeudi-là, certains professeurs se retrouvent donc à barricader les portes avec les tables de cours, "de petits modèles à une place", nous précise-t-on. Dans une classe, une enseignante se blesse en faisant porter tout son poids contre une porte, alors qu'un des casseurs frappe à coups de pied de l'autre côté. Elle est actuellement en arrêt de travail. D'autres professeurs tentent d'arrêter les groupes dans les couloirs, essuyant pour certains "des coups".
On a été complètement livrés à nous-mêmes. Les élèves voyaient bien la peur sur nos visages, ils ont bien compris qu'on ne savait pas quoi faire. Cela n'a fait que renforcer leur inquiétude.
Une enseignanteà franceinfo
Des lycéens croisés à la sortie d'André-Malraux quelques jours après l'intrusion témoignent de "la folie" qui s'est emparée du lycée ce jeudi matin. S'ils confient avoir eu peur, ils se souviennent surtout du désarroi de leurs professeurs. "C'était n'importe quoi", commente une élève de seconde. Une autre nous montre une vidéo sur son téléphone : on y voit les élèves d'une classe barricader la porte avec les tables et les chaises.
"En cas d'intrusion, on demande à toute personne d'utiliser le mobilier comme obstacle. J'ai félicité les professeurs d'avoir tenu les portes et bloqué les accès. Ils ont fait preuve d'un grand professionnalisme. Leur réaction a été celle qu'il fallait avoir", explique la proviseure. "La direction n'a rien communiqué avant 14 heures", soit plus de quatre heures après le début des faits, regrettent pour leur part certains enseignants. Selon ces derniers, "le personnel a pris lui-même la décision de renvoyer les élèves chez eux". Un silence que la direction de l'établissement justifie par la nécessité de "porter soin et assistance à deux jeunes filles et à dix autres cas qui ont nécessité l'intervention des pompiers et trois évacuations". "A ce moment-là, il ne m'était pas possible de veiller à l'arrivée des services de soin et de gérer en même temps l'évacuation", insiste Marie-Hélène Pauly.
Le droit de retrait dénié aux enseignants
Dès l'après-midi de ce jeudi 28 novembre, la rectrice de l'académie, Stéphanie Dameron, se rend sur les lieux pour s'entretenir avec la direction, puis avec les enseignants. Le rectorat déploie ses équipes mobiles de sécurité pour s'assurer que la situation est revenue au calme et une cellule d'écoute médico-psychologique est mise en place par le CHU. Une partie du personnel éducatif, sous le choc, entend alors exercer son droit de retrait, mais le rectorat et la direction temporisent. Cette dernière décide alors de suspendre les cours, le temps de débattre de l'incident et de s'organiser.
En assemblée générale dès le lendemain, les professeurs s'accordent sur leurs demandes. Parmi celles-ci : l'obtention d'une date pour les travaux de sécurisation de l'établissement, notamment du portail d'entrée ; la communication de l'identité des lycéens qui ont participé à l'intrusion ; une reprise des cours progressive avec un accueil de chaque niveau à des heures différentes. "Dès le vendredi après-midi, on arrive à la conclusion qu'on ne peut pas reprendre les cours. On décide alors d'exercer notre droit de retrait. La direction fait la sourde oreille et annule les cours du lundi suivant pour que nous puissions 'continuer la discussion'", rapporte un professeur.
Fin 2018, il y avait déjà eu des intrusions violentes. A l'époque déjà, nous avions alerté sur les problèmes de sécurité dans le lycée.
Un enseignant du lycée André-Malrauxà franceinfo
Mardi 3 décembre, les cours reprennent sans rentrée échelonnée, sans accueil général des élèves par la direction et sans communication claire sur l'identité des casseurs. Le matin même, vers 10 heures, un attroupement sur le parvis requiert de nouveau l'intervention de la police et un départ d'incendie non loin du gymnase de l'établissement conduit un professeur à donner l'alerte. En début d'après-midi, une enseignante est menacée par une élève de sa classe, qui l'accuse de l'avoir "balancée". Une vingtaine de professeurs concluent que les conditions de sécurité ne sont décidément pas réunies. Une délégation d'enseignants se rend alors chez la proviseure pour déposer les fiches notifiant l'exercice de leur droit de retrait. "Elle les a refusées, témoigne un professeur. Elle a dit qu'il n'y avait pas de danger et que l'exercice de ce droit de retrait n'était pas pertinent."
"Je n'ai pas refusé de prendre les feuilles ! J'ai dit aux enseignants que nous allions échanger, qu'ils avaient eu de mauvaises informations, et qu'il n'y avait pas de raison d'exercer leur droit de retrait", répond Marie-Hélène Pauly. Même embarras au rectorat, où l'on tente d'expliquer que les conditions de l'exercice du droit de retrait n'étaient pas réunies : "La directrice a donc considéré qu'il s'agissait d'une grève." Pourtant, le Code du travail est très clair. Un salarié confronté à un "danger grave et imminent" a le droit d'arrêter son activité sans l'accord de son employeur. Il n'est pas tenu de la reprendre tant que la situation de danger persiste. La proviseure, elle-même juriste, botte en touche : "Avez-vous d'autres questions ?"
Un couvercle sur la Cocotte-Minute
Pourquoi cette gêne ? Peut-être à cause de la procédure qui s'ouvre lorsque ce droit de retrait est exercé. Elle prévoit que l'autorité administrative ou son représentant (notamment le chef d'établissement) diligente immédiatement une enquête. Mais pour certains enseignants, le problème est plus profond. "Les proviseurs sont missionnés pour trois ans, souligne un professeur. L'objectif, c'est de ne pas faire trop de bruit, de mettre le couvercle sur la Cocotte-Minute pour qu'il n'y ait pas d'écho négatif qui remonte au rectorat, dans l'espoir d'être ensuite nommé dans un meilleur lycée. Ils ont une vision carriériste, une approche de gestionnaire."
On est un lycée classé prévention violence, dans une ville où il y a 30% de chômage. On a besoin d'une direction qui soit présente quotidiennement, et ce n'est pas le cas.
Un professeur du lycée André-Malrauxà franceinfo
"Nous, on est contents de travailler ici, explique pourtant une enseignante. On a une relation chouette avec nos élèves. Oui, il y a des problèmes de 'savoir-être', mais ça ne fait pas de ces gamins des délinquants. Cette violence, elle vient de l'extérieur, elle vient du chômage." Une analyse partagée par les policiers mobilisés sur ce territoire, pour qui le lycée n'est pas à proprement parler "sensible". D'ailleurs, André-Malraux exhibe fièrement ses très bons résultats : classé 1er lycée du département et 18e de la région Hauts-de-France, il affiche un taux de réussite de 91% au baccalauréat.
La police a procédé à quatre interpellations à la suite des événements du 28 novembre. Elles ont donné lieu à des mises en examen devant le juge des enfants ou à des mesures de réparation, "en fonction de la gravité des faits et des antécédents judiciaires des personnes concernées", nous confirme le procureur de la République. Les comptes Snapchat qui appelaient à la violence au lycée André-Malraux et dans d'autres établissements de l'Oise ces dernières semaines continuent quant à eux d'échapper à la justice. "Le problème, c'est que ces grosses boîtes américaines comme Snapchat ne sont pas pressées de répondre à la justice française, déplore le parquet. L'un des comptes a été fermé. Pour aller plus loin, il faudrait que l'entreprise réponde à nos réquisitions, qui sont un peu comme des bouteilles à la mer."
Si le rectorat peine à expliquer les défaillances de sécurité rapportées par les membres du personnel, il insiste en revanche pour dire que la situation a été prise au sérieux. "La rectrice a mis tous les acteurs autour de la table pour résoudre les problèmes de sécurité de cet établissement sous tension", nous dit le chargé de communication de l'académie de l'Oise. Dans la ligne de mire : la question du parvis, un immense espace très difficile à sécuriser situé juste au pied de l'établissement, et d'où est parti le mouvement de foule du 28 novembre. Le rectorat l'assure, cette parcelle sera bientôt rétrocédée et aménagée, afin que de telles scènes de panique ne puissent plus survenir.
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