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"On les a condamnés avant même qu'ils ne soient contaminés" : ces résidents d'Ehpad qui ont été privés d'hôpital au plus fort de l'épidémie de Covid-19

Article rédigé par Juliette Campion, Guillemette Jeannot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Dans la chambre d'une maison de retraite, une personne des pompes funèbres ferme le cercueil d'une victime du coronavirus, le 7 avril 2020 à Paris. (ALEXIS SCIARD / MAXPPP)

Plus d'un tiers des personnes décédées du coronavirus en France sont mortes au sein d'Etablissements pour personnes âgées dépendantes. Les difficultés d'accès aux hôpitaux pour les résidents les plus âgés, au plus fort de l'épidémie, alimentent la polémique sur la gestion de la crise par les autorités.

"On a clairement arbitré : ma grand-mère de 96 ans, en parfaite santé avant d'attraper le Covid, a été placée d'office en soins palliatifs." Olivia Mokiejewski ne cache pas sa colère. Son aïeule, Hermine, résidente à l'Ehpad Bel Air de Clamart (Hauts-de-Seine), est morte le 4 avril des suites du coronavirus, qui frappe lourdement les personnes âgées. Plus de la moitié des victimes du Covid-19 ont 80 ans et plus. Ce taux monte jusqu'à 93% si la tranche d'âge est élargie aux 60 ans et plus, selon les dernières données de Santé publique France.

Mais pour cette petite-fille endeuillée, la seule explication de l'âge ne suffit pas. "Au-delà du tri opéré par les urgences, qui ne pouvaient pas accueillir tout le monde, les protocoles sanitaires d'urgence n'ont pas été appliqués de la même façon dans tous les Ehpad", estime Olivia Mokiejewski. A la tête du Collectif 9471, en référence au nombre de morts recensés dans les Ehpad le jour de la création de l'association, le 5 mai dernier, elle entend porter la voix des familles meurtries qui veulent connaître la "chaîne des responsabilités" dans le décès de leurs proches. Car pour ces familles comme pour certains professionnels de santé, "des morts auraient pu être évitées", résume Olivia Mokiejewski.

Des critères objectifs pour éviter une discrimination par l'âge

"Les gens de 95 ans sont parfois en bien meilleure forme que ceux de 60 ans. Or, on les a condamnés avant même qu'ils ne soient contaminés." C'est un constat sans appel pour Olivia Mokiejewski. Selon elle, les résidents des Ehpad seraient morts parce que jugés trop vieux. Cette possible discrimination a été soulevée par l'Académie nationale de médecine. Dès le 18 avril, elle a alerté sur les risques d'un "âgisme", une discrimination du fait de l'âge, dans un contexte épidémique où "la limitation des ressources [dans les hôpitaux] fait le lit de tensions intergénérationnelles". L'institution recommande "de ne jamais utiliser le critère d'âge pour l'allocation ou la répartition des biens et des ressources" et, s'il doit y avoir un rationnement des moyens thérapeutiques, qu'il soit basé sur "des critères physiologiques, cliniques et fonctionnels".

De son côté, Olivia Mokiejewski a récemment porté plainte pour "mise en danger de la vie d'autrui", "non-assistance à personne en danger" et "homicide involontaire". Une enquête préliminaire est en cours. Selon elle, il y aurait eu des "manquements" dans l'établissement du groupe Korian où résidait sa grand-mère

On a bradé la vie de ces gens. On a nié les symptômes de ma grand-mère.

Olivia Mokiejewski, famille endeuillée

à franceinfo

La direction de l'Ehpad, contactée par franceinfo, confirme les difficultés pour la prise en charge à l'hôpital de certains de leurs résidents. "Nous avons eu plusieurs refus du 15, notamment pour la grand-mère de madame Olivia Mokiejewski. Ils nous ont clairement dit qu'ils ne viendraient pas." Dans cet établissement, onze résidents sont décédés et Hermine a été "la première personne testée positive, résidents et personnel confondus, à décéder du Covid", précise Jean-Pierre Corre, le directeur régional en charge de l'établissement Korian de Clamart.

Déterminée, Olivia Mokiejewski s'est également rapprochée de l'association Coronavictimes, créée le 19 mars. Cette association conseille et accompagne toute personne en France qui souhaite porter plainte. "Nous avons vu arriver cette catastrophe dès le mois de février", explique son président, Michel Parigot, à franceinfo. "Cela devenait de plus en plus évident car aucune mesure n'était prise. J'avais l'impression de voir un crime être commis sous mes yeux et de ne rien pouvoir faire pour l'empêcher." Après avoir déposé, le 2 avril, une procédure d'urgence sous forme de référé-liberté demandant à l'exécutif d'agir contre la rupture d'égalité dans l'accès aux soins hospitaliers, dans le traitement de la fin de vie et l'accès aux soins palliatifs (une requête rejetée le 15 avril), l'association s'apprête à déposer une plainte collective au pénal, d'une douzaine de familles, concernant la "sélection" effectuée au détriment des personnes âgées. "Nous sommes en mesure de prouver le fait que ça a été organisé", assure Michel Parigot.

Des portes fermées par le ministère ?

Ils ne sont pas les seuls à vouloir savoir ce qui s'est réellement passé au sein des Ehpad ces derniers mois. Les syndicats de retraités de l'Aude (Occitanie) ont récemment interpellé la préfète de région, Sophie Elizéon. "Nous voulons savoir si les résidents d'Ehpad ont tous eu accès à des soins délivrés à l'hôpital lorsqu'ils ont été atteints du Covid-19", précise Jacques Vieules, syndicaliste FO retraités, contacté par franceinfo.

Je comprends que l'hôpital fasse des choix, décidant pour qui la réanimation sera bénéfique. Mais là, ce n'est pas une question de choix, c'est une discrimination : les résidents des Ehpad n'ont pas été emmenés à l'hôpital.

Jacques Vieules, syndicaliste FO

à franceinfo

"Si c'est avéré, cela irait à l'encontre du Code de la sécurité sociale", précise le syndicaliste. Selon l'article L111-2-1 de ce Code, "la protection contre le risque et les conséquences de la maladie est assurée à chacun, indépendamment de son âge et de son état de santé." Faute de réponse précise de part de la préfète – également sollicitée en vain à plusieurs reprises par franceinfo –, les syndicats de retraités de l'Aude se disent prêts à enquêter eux-mêmes auprès du personnel des Ehpad de la région, des résidents et de leurs familles, au sujet de l'absence de prise en charge par les établissements de santé. 

Cette "quasi-inaccessibilité à l'hôpital pour les personnes âgées n'est pas tombée du ciel", estime auprès de franceinfo Astrid Petit, déléguée CGT Santé. Elle en veut pour preuve les consignes et recommandations du ministère de la Santé, communiquées le 31 mars. Dans cette note ministérielle, il est précisé que "la prise en charge des cas suspects et confirmés ne présentant pas de critères de gravité doit être assurée en priorité au sein des Ehpad afin de ne pas saturer les établissements de santé, en respectant les mesures d'hygiène et de protection." Il est également clairement signifié dans ce document que "seuls les patients présentant des formes sévères et critiques sont pris en charge dans les établissements de santé habilités Covid-19", la décision de transfert revenant au médecin du samu. Selon Astrid Petit, cette circulaire aurait fermé la porte des hôpitaux aux personnes âgées. Contactée de nombreuses fois pour répondre à cette mise en cause, la direction générale de l'offre de soins (DGOS), qui dépend du ministère, n'avait toujours pas répondu à nos demandes au moment de la publication de cet article.

"Médecine de guerre" et "stratégie de priorisation"

Dans les Ehpad, les refus de prise en charge vers les hôpitaux ont été difficiles à vivre. "La grosse claque a été du 5 mars au 15 avril. Ce fut une période terrible", se remémore Eric Lacoudre, directeur de deux Ehpad associatifs à Sillingy et Cervens (Haute-Savoie), contacté par franceinfo. Dès le 2 mars, l'établissement de Sillingy, situé proche d'un cluster, a été fermé au public. Puis les résidents ont été isolés dans leur chambre le 9 mars et six sont partis à l'hôpital. Seuls deux en sont revenus. "Pendant un mois, les autres résidents malades n'ont pas été accueillis à l'hôpital et 13 sont morts à l'Ehpad", se désole le directeur. "Le samu était débordé, il ne répondait plus en Haute-Savoie", relate-t-il. "Nous avons vécu des instants terribles, avec quatre décès dans la même journée." A Sillingy, 19 résidents sont morts des suites du Covid-19. A Cervens, ce sont 23 personnes qui sont décédées.

Quand on donnait le nom de notre établissement aux urgences, on nous faisait comprendre implicitement que nous étions un ‘Ehpad Covid'. Pour eux, à partir de deux ou trois personnes contaminées, l'effet cluster est lancé et c'est à l'établissement de le gérer.

Eric Lacoudre, directeur d'Ehpad

à franceinfo

Le cas de ces deux Ehpad savoyards n'est pas isolé. "Les difficultés de transferts des Ehpad vers les hôpitaux ont surtout été fortes en Bourgogne-Franche-Comté et Grand Est, puisque que ce sont eux qui ont pris la vague d'une violence inouïe avec des cas multi-symptomatiques, forts et rapides", constate Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa, le premier syndicat national des maisons de retraite privées. "Entre fin février et début mars, quand nous appelions le 15 aussi bien à Strasbourg qu'à Mulhouse, c'était des heures d'attente. Il y a eu un vrai problème d'explosion des urgences à ce moment-là et nous avons eu beaucoup de refus de transferts vers les hôpitaux."

Au plus fort de la crise sanitaire, le corps médical a dû faire face à des situations extrêmes, les ressources humaines et matérielles en milieu hospitalier n'étant pas suffisantes pour permettre de traiter tous les patients en état critique. Il a donc fallu appliquer une "médecine de guerre". Pour ce faire, une "stratégie de priorisation" des traitements de réanimation a été établie conjointement par la Société française d'anesthésie-réanimation (Sfar) et le Service de santé des armées (SSA), ce qu'atteste un document mis à jour le 15 avril. "Pleinement éthique", écrivent la Sfar et le SSA, cette logique de priorisation, "classiquement appelée 'triage', comme en médecine de guerre ou de catastrophe", s'appuie, pour garantir l'équité dans l'accès aux soins, sur des critères objectifs qui écartent toute discrimination, notamment sur l'âge, "même si l'âge, comme l'existence d'un handicap, sont nécessairement intégrés à une réflexion sur le pronostic".

"Ce n'est pas notre métier de gérer les épidémies"

Conscient du caractère tout à fait inédit de cette épidémie et du manque de moyens, Eric Lacoudre comprend le "choix imposé" aux régulateurs du samu. "Pour avoir beaucoup travaillé avec eux, ils ont fait ce qu'ils ont pu, précise-t-il. L'épidémie est montée en puissance dans la région et ils ont donné la priorité à ce qu'ils savaient faire : les urgences". Car le personnel des Ehpad, comme celui des hôpitaux, sait qu'"une personne de 90 ans est dans l'impossibilité d'être intubée". Dans les cas les plus graves, le coronavirus provoque un syndrome de détresse respiratoire aiguë nécessitant de placer les malades sous respirateur artificiel en service de réanimation, unique façon de les sauver, mais pas sans conséquences sur la santé des patients.

Nous ne blâmons pas la décision qui consiste à prendre en charge les malades ayant le plus de chances de s'en sortir. Mais au moment où nous vivions cette situation, c'était la panique à bord. Nous étions dans l'angoisse.

Florence Arnaiz-Maumé, Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées

à franceinfo

Car la question de l'éthique s'est imposée tous les jours au sein des équipes soignantes. "Nous faisions un point quotidien, à la fois pour entendre le malaise et la difficulté liés aux choix crucifiants que les soignants devaient faire", relate Damien Le Guay à franceinfo. Philosophe, il intervient auprès des équipes médicales à l'Espace Ethique d'Ile-de-France et de Picardie. "La difficulté, dans cette période de 'médecine de guerre', est que vous êtes dans une gestion de la pénurie qui oblige à choisir. Et l'autorité supérieure qui décide incontestablement s'est retrouvée, par la force des choses, sur les épaules des médecins. C'est un retour quarante ans en arrière."

Conséquence de ces "choix" : pendant quelques semaines, les cas les plus âgés, les plus contagieux et les plus graves ne sont plus partis à l'hôpital. "Ils nous ont renvoyé la responsabilité de les soigner. Mais ce n'est pas notre métier de gérer les épidémies. Nous, nous gérons la vie quotidienne des gens âgés", justifie Eric Lacoudre. La prise en charge des cas les plus lourds par l'hôpital aurait permis de "baisser la charge virale dans nos Ehpad et de stabiliser les autres malades avec un apport en oxygène", détaille Florence Arnaiz-Maumé. "Côté timing, l'Etat a mis deux à trois semaines à réagir. C'est anormalement rapide et c'est tant mieux. Mais comparé au 'timing Covid', qui était très virulent à ce moment-là, c'était beaucoup trop lent", estime-t-elle.

Un modèle inadapté à des crises d'ampleur

Des "filières gériatriques" Covid ont été mises en place fin mars. Elles sont décrites dans la note ministérielle qu'Astrid Petit dénonce. Il y est annoncé la mise en place d'une "hotline gériatrique" et d'une prise en charge locale des résidents d'Ehpad. Ces filières sont gérées par les agences régionales de santé (ARS), qui identifient les établissements de santé (hôpitaux, cliniques, cliniques privées) susceptibles d'accueillir ces malades. "Depuis ce moment-là, nous ne passons plus par le 15. Nous avons des numéros dédiés", explique Florence Arnaiz-Maumé. "Et nous constatons que nous pouvons transférer beaucoup plus facilement nos malades, ce qui a permis de baisser la charge virale des établissements."

Mais trop tard, selon la plupart des professionnels interrogés. Plus d'un tiers des victimes du Covid-19 sont ainsi mortes en Ehpad, selon les derniers chiffres officiels communiqués le 23 juillet (10 516 personnes, sur les 30 182 décédées depuis le début de l'épidémie). Même si les établissements adoptent aujourd'hui des protocoles adéquats et disposent du matériel de protection nécessaire, "le modèle français a du plomb dans l'aile depuis la crise", estime auprès de franceinfo Marie-Anne Montchamp, présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie. "Il est défaillant et inadapté à faire face à des enjeux sanitaires de cette ampleur." S'il doit changer, il faut faire vite. Car l'éventuelle seconde vague de la pandémie pourrait, elle aussi, faire de nombreuses victimes.

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