"On a perdu du temps et on a fait n’importe quoi" : quand un Ehpad d'Ile-de-France s’enferme dans le déni face au coronavirus
La petite fille d'une résidente raconte comment la direction de l'établissement lui a caché la contamination de sa grand-mère, après avoir négligé les mesures d'hygiènes les plus élémentaires.
Jusqu’au bout le groupe Korian aura nié avoir le moindre cas de coronavirus dans son Ehpad de Clamart (Hauts-de-Seine). Le virus a pourtant contaminé plusieurs de ses salariés et une de ses pensionnaires. La petite fille de cette dernière reproche à l’établissement un manque de rigueur et de transparence.
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Côté pile, l’Ehpad Bel Air de Clamart, qui héberge une centaine de pensionnaires au sud de Paris, ressemble à un havre de paix. Sur son site, son propriétaire, le groupe Korian, promet aux familles, "un accompagnement fondé sur le respect de la personne âgée, de ses habitudes, de ses volontés et de son rythme de vie". On y pratique le "positive care", un concept un peu pompeux mais en même temps rassurant. Côté face cependant, c’est là que, seule dans la chambre 309, Hermine, 96 ans, a été contaminée par le Covid-19, sans que personne ne s’en aperçoive.
En apparence, elle serait donc une victime de plus de la fatalité, dans un de ces établissements où les personnels se dévouent corps et âme avec peu de moyens, pour rendre la fin de vie la moins pénible possible. Mais cette vision angélique est mise en cause par la petite fille d’Hermine, Olivia Mokiejewski. Elle se demande si l’établissement n’a pas fait prendre des risques à sa grand-mère, avant de minimiser la gravité de la situation.
Le jeune fils de la directrice séjourne à l’Ehpad
Hermine était arrivée en décembre 2015, dans cet Ehpad racheté par le groupe Korian il y a huit ans. Lorsqu’éclate la crise du Covid-19, dans un premier temps, on constate que pas, ou peu, d’encadrants portent des masques, comme c’est le cas dans beaucoup d’autres établissements. Mais à cela s’ajoutent des soupçons de négligences. Ainsi, le mercredi 18 mars, alors que les visites sont interdites et que le confinement est de rigueur, la directrice de l’établissement autorise son fils de treize ans à venir séjourner dans l’Ehpad. Des familles s’en émeuvent. N’a-t-on pas fermé les écoles en expliquant que les enfants peuvent être un vecteur de contamination ?
Comment justifier une telle intrusion parmi les personnes âgées alors que l’épidémie se développe ? Jean Pierre Corre, le directeur régional du groupe Korian, reconnaît dans un mail adressé aux familles qu’un passe droits lui a été accordé : "concernant la présence du fils de la directrice au sein de l’établissement", écrit-il, "je vous indique que cette dernière, consciente de l’enjeu et ne trouvant pas de solution de garde immédiate, a, sur mon autorisation, amené son enfant dans son bureau pour quelques heures dans une journée. Je pense que la directrice, qui ne compte ni ses heures, ni ses jours, pour veiller à ce que l’établissement fonctionne au mieux, n’avait pas d’autre solution. Cette situation exceptionnelle ne s’est pas reproduite, pas plus qu’il n’a été permis aux soignants de venir avec leurs enfants".
Un animateur qui postillonne
La petite fille d’Hermine s’interroge également sur le comportement d’un des animateurs de l’Ehpad, récemment recruté. Il passait de chambre en chambre pour permettre aux personnes âgées de communiquer avec leur famille via Skype. Problème : elle explique l’avoir d’abord vu sans blouse, portant les vêtements qu’il avait dans le métro, et manipulant la tablette qu’il présente aux pensionnaires sans gants.
Elle dit aussi l’avoir vu entouré de trois autres résidents en train de postillonner sur sa grande mère. Trois jours plus tard, alors qu’elle se connecte de nouveau à Skype, la jeune femme raconte avoir aperçu le jeune homme sortir un masque de sa poche pour le mettre au dernier moment, en lui expliquant qu’il était trop grand, et qu’il le gênait pour respirer. Au cours de ces échanges par internet, la petite fille s’inquiète. Sa grand-mère se montre de plus en plus amorphe.
Hermine est déjà contaminée
Le lundi 30 mars, alors qu’une nouvelle connexion est programmée, Olivia Mokiejewski reçoit un mail de l’animateur. "Votre grand-mère dort", lui écrit ce dernier "puis je vous contacter pour un Skype entre elle et vous dès qu'elle est réveillée ? ". Inquiète de son état de santé, la jeune femme interroge la direction qui lui répond : "Comme vous le savez, l’équipe de la Résidence Bel Air est mobilisée en continu depuis plusieurs semaines pour mettre en place toutes les mesures de protection afin de limiter l’exposition de nos résidents au virus. A ce jour, grâce à cela, nous n’enregistrons aucun cas de coronavirus parmi nos résidents, ni nos salariés."
Le problème, c’est qu’Hermine ne fait pas que dormir. Elle est déjà malade. Un membre de la famille, lui-même médecin généraliste, est finalement autorisé à l’examiner. Il la trouve fiévreuse et prostrée en position fœtale. Olivia Mokiejewski alerte la direction du groupe Korian, ainsi que l’agence régionale de santé. "L’infirmière est toute seule pour quatre étages", écrit-elle, "plusieurs patients présentent de la fièvre, notamment à l’étage de ma grand-mère. Le personnel est débordé, pas assez nombreux, ils disent avoir réclamé des masques que la direction ne souhaitait donner qu’en cas de Covid, donc quand il serait trop tard".
La directrice se veut toujours rassurante : "Aujourd’hui, je peux vous certifier que tout notre personnel porte un masque, y compris à Korian Bel Air ", dit-on aux familles. "La résidence de Korian Bel Air applique strictement les recommandations édictées par les autorités publiques et aujourd’hui cet établissement n’est pas affecté par le virus. Nous nous en réjouissons car ce résultat est le fruit des efforts déployés sans relâche par l’ensemble du personnel."
Plusieurs membres du personnel infectés
L’état de santé d’Hermine ne cesse pourtant de se dégrader. Le 31 mars, le médecin de la famille intervient pour que le SAMU transporte la vieille femme au service de soins intensifs de l’hôpital Antoine Béclère. Le verdict tombe : Hermine a bien été infectée par le Covid-19. Sa charge virale est si importante que sa contamination remonterait à plusieurs jours, ce qui permet de s’interroger sur l’état de santé d’autres patients de l’Ehpad où Hermine résidait. "Plutôt que de dire rapidement qu’il y avait un problème", déplore une personne qui connaît bien l’établissement, "que d’appeler rapidement les familles, d’enlever rapidement les personnes qui étaient à proximité d’un malade, et de faire le nécessaire, on a perdu du temps et on a fait n’importe quoi".
"Lorsqu’on parlait de coronavirus, on était démunis", explique-t-on en interne. "On nous répondait toujours que ce n’est pas un problème et qu’il ne fallait pas nous inquiéter tant que personne n’était testé positif". Et pourtant, la cellule investigation de Radio France a pu établir qu’un agent d’accueil était bien en arrêt maladie depuis le 24 mars pour cause de Covid-19.
Mais ce n’est pas tout. Deux aides-soignantes sont tombées malades, l’une d’elles ayant dû être hospitalisée. Un psychologue présentait également les symptômes du Covid-19 avant le 30 mars. Quant à l’animateur qui s’occupait des liaisons Skype, il a dû quitter l’établissement, le jeudi 2 avril à la mi-journée, parce qu’il souffrait de symptômes préoccupants. Nous avons proposé à la direction de l’établissement ainsi qu’à la direction régionale du groupe Korian de s’exprimer sur ce sujet, mais aucune suite n’a été donnée à nos sollicitations.
Un décès qui n’en est pas un
La conclusion de cette affaire est aussi sordide que surréaliste. Alors qu’Hermine est à l’hôpital, et avant de quitter son poste, l’animateur de l’Ehpad s’excuse auprès d’Olivia Mokiejewski. "Un Skype ne sera pas possible aujourd’hui", lui écrit-il, "car votre grand-mère n’est pas disponible". Puis le 2 avril, la petite fille reçoit ce mail de la direction : "Toute l’équipe se joint à moi pour vous présenter nos plus sincères condoléances à la suite du décès de votre grand-mère. Elle a marqué la vie de notre résidence par sa douceur, sa gentillesse et ses sourires quotidiens. Elle nous manquera de toute évidence beaucoup." Un mail qui se conclut ainsi : "Je suis au regret de constater que notre système de facturation automatisé va vous faire parvenir une facture informative ne tenant pas compte du décès de de votre grand-mère". Sauf qu’au moment où ce mail part, Hermine est toujours en vie, dans son lit d’hôpital. Elle décèdera trois jours plus tard.
MISE A JOUR > La direction du groupe Korian n'a pas répondu à nos sollicitations au cours de notre enquête. Une fois l'article publié, elle nous a cependant adressé les précisions suivantes :
"Le 31 mars, à midi notre pensionnaire a vu son propre médecin généraliste qui l’a trouvée bien, qui a appelé sa petite-fille pour l’en informer. Elle a ensuite déjeuné dans sa chambre. A 15h, son état de santé s’est dégradé subitement. Il a été mis en place immédiatement une surveillance et nous avons contacté son propre médecin généraliste (qui l’avait vue plus tôt dans la journée) qui a indiqué que ce n’était pas la peine de l’hospitaliser. Nous sommes passés outre. Nous avons quand même appelé le Samu qui a refusé une hospitalisation en raison de son âge et qui a proposé d’envoyer dans la soirée un médecin de SOS Médecin. Dans le même temps, la petite-fille, Olivia Mokiejewski, a demandé au professeur Renato Fanchin, qui a exercé près de 20 ans au sein de l’Hôpital Antoine Béclère de venir voir sa grand mère. L’établissement lui a donné exceptionnellement accès vers 19h à sa chambre. Il a de nouveau cherché à joindre le médecin traitant de cette dernière. En faisant jouer ses relations, il est parvenu à la faire hospitaliser à l’hôpital Antoine Béclère. Enfin, le 1er avril au soir, sa petite fille a envoyé un courriel à l’établissement Bel-Air pour leur indiquer qu’elle avait 'perdu [s]a grand-mère'. La directrice, comme il en est d’usage, lui a alors adressé ses condoléances avant de recevoir le 2 avril un mail de Madame Mokiejewski l’informant que sa grand mère n’était pas décédée."
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