"Elle refusait d'aller à l'hôpital, faute d'assurance" : aux Etats-Unis, les patients sans couverture maladie démunis face au coronavirus
Dans le pays le plus touché au monde par la pandémie de Covid-19, près d'un habitant sur dix est privé d'assurance-maladie. Une faille du système de santé américain, aux conséquences parfois dramatiques.
C'était il y a trois semaines. Ces derniers mots se sont ancrés dans la mémoire de Derrick Smith. Au cœur d'une situation chaotique, celle de l'épidémie de Covid-19 à New York, l'anesthésiste garde un souvenir précis d'une phrase prononcée par un patient, quelques minutes avant son intubation. Epuisé par la maladie, cet homme était à peine capable de parler, relate auprès de franceinfo le soignant de 33 ans. "Et sa première réponse en évoquant l'intubation a été la suivante : 'Qui va payer pour ça ?'"
J'étais stupéfait. Il a pu parler au téléphone avec sa femme avant d'être intubé, et je suis sûr que le coût de la procédure était l'un de leurs sujets de conversation.
Derrick Smith, anesthésiste new-yorkaisà franceinfo
Un moment révélateur de la terrible réalité vécue aux Etats-Unis par 28 millions de personnes privées d'assurance-maladie, d'après la fondation Kaiser Family*, spécialiste des questions de santé. Près d'un habitant sur dix, et sûrement bien plus depuis l'explosion du chômage outre-Atlantique à cause du coronavirus.
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Sans assurance-santé, ces personnes sont mises à distance des structures de soin. D'autres, testées ou soignées pour le Covid-19, sont aujourd'hui dans l'obligation de payer plusieurs milliers de dollars.
"Au bout d'une semaine, j'ai abandonné l'idée d'être testé"
Caissiers, chauffeurs, cuisiniers, ouvriers agricoles... Aux Etats-Unis, "de nombreux actifs sans assurance ont des métiers qui les exposent davantage au Covid-19", confirme l'étude* de Kaiser Family. Des métiers essentiels pendant cette crise, et pour lesquels le télétravail est impossible.
Depuis janvier, Kyle est employé d'un entrepôt dans l'Etat de l'Oklahoma. Cet Américain de 30 ans, père célibataire, a commencé à ressentir des symptômes proches du Covid-19 vers la fin du mois de mars. "39,5°C de fièvre, une toux sèche et continue, parfois si violente que je vomissais. Une pression au niveau de la poitrine", relate-t-il à franceinfo. Le 30 mars, il contacte une ligne d'écoute pour être testé. Kyle doit pour cela voir un médecin, mais il n'a pas d'assurance-maladie via son employeur car il travaille depuis moins de trois mois dans l'entrepôt.
Les médecins que j'ai contactés m'ont répondu la même chose : ils refusaient de me voir car je n'étais pas particulièrement à risque, et parce que je n'avais pas d'assurance.
Kyleà franceinfo
Il a été redirigé vers les urgences, qui l'ont elles-mêmes renvoyé vers des structures déjà contactées. Des centres de soins d'urgence notamment, où le prix du test sans assurance peut atteindre 1 000 dollars, assure Kyle. "Je n'avais pas cet argent, je venais de payer toutes mes factures, relate-t-il. Au bout d'une semaine, j'ai abandonné l'idée d'être testé. Je me sentais impuissant et en colère." Ses symptômes ont duré deux semaines, avant, heureusement, de disparaître. "J'étais terrifié à l'idée de ne pas savoir si je l'avais ou non, confie-t-il. Et j'étais terrifié à l'idée d'être hospitalisé. Pourquoi ? A cause du coût."
Des renoncements de soins parfois mortels
Médecin urgentiste new-yorkais, Stefan Flores entend régulièrement de telles craintes. "'Est-ce que je vais devoir payer pour ça ?' 'Combien ça va coûter ?' Il y a toujours cette peur, cette angoisse en arrière-plan. Elle est omniprésente", confie-t-il.
Personne ne devrait être inquiet à l'idée d'être soigné. Ils ne devraient pas s'inquiéter pour une facture. C'est injuste. L'accès aux soins est un droit.
Stefan Flores, médecin urgentiste new-yorkaisà franceinfo
Pour aider ces patients sans assurance, certaines cliniques gratuites et centres de santé communautaires leur proposent des soins à bas coût. Comme dans l'Etat de Washington, où l'un de ces centres, l'International Community Health Services, aide des patients à obtenir une assurance santé. "Nous voyons de plus en plus de gens nouveaux, qui viennent nous voir pour avoir accès à une assurance-maladie", constate Sharissa Tjok, directrice des services de santé communautaires dans cette structure. "Certains viennent de perdre leur emploi, ils n'ont pas d'assurance et sont inquiets."
D'autres retardent une visite à l'hôpital, ou refusent même de s'y rendre, faute d'assurance. A Pittsburgh, en Pennsylvanie, Ofelia Rousseva, 78 ans, a cessé de respirer "deux minutes avant l'arrivée de l'ambulance", raconte à franceinfo son fils, Ludmil Velev. Sa mort a été déclarée peu de temps après. Le Covid-19 l'a emportée en quelques jours. "Elle pensait qu'il s'agissait d'une simple grippe. Elle ne voulait pas aller à l'hôpital car elle n'avait pas d'assurance", relate-t-il, lui aussi atteint du Covid-19. Ofelia Rousseva vivait chez lui, en compagnie de sa femme, depuis quelques mois. Elle était venue leur rendre visite depuis la Bulgarie et son assurance-voyage avait expiré un mois plus tôt.
Elle savait que le système de santé ici est très compliqué. Elle n'aurait jamais pu payer ces factures et ne voulait pas que je les paye.
Ludmil Velevà franceinfo
A plusieurs reprises, Ofelia Rousseva a refusé d'appeler un hôpital comme lui conseillait son fils. Ce dernier, âgé de 43 ans, y a été soigné pendant 12 jours, dont 8 sous ventilateur. Même avec une assurance, Ludmil Velev s'attend à devoir verser 1 000 dollars à l'hôpital. Il aurait payé bien plus sans couverture maladie.
Sa femme et sa fille sont elles aussi tombées malades. "Je me remets lentement, déclare-t-il, le souffle court. Je suis heureux d'être en vie, avec ma famille. Mais nous avons perdu ma mère."
"Sur place, on m'a dit que ce serait gratuit"
En principe, les Américains sans assurance devraient pouvoir bénéficier d'une couverture des frais liés au dépistage du Covid-19, précise Forbes*. Le Families First Coronavirus Response Act, une loi votée en urgence en mars, permet aux salariés sans assurance de bénéficier de tests gratuits mais aussi aux Etats d'utiliser Medicaid, ce programme d'assurance-maladie dédié aux personnes à faibles revenus, pour financer ces tests.
Il existe même désormais plusieurs centres de dépistage gratuits dans le pays. Cependant, depuis le début de l'épidémie, beaucoup de patients ont quand même dû payer pour être dépistés. "Ils doivent ensuite trouver le moyen d'être remboursés", soupire Sharissa Tjok. Et "beaucoup n'ont pas de quoi payer directement" pour un test, s'inquiète-t-elle.
Lori en a fait l'amère expérience. Dépourvue d'assurance, cette jeune femme de 25 ans a fini par accepter d'aller se faire dépister car deux personnes, son gynécologue et une amie, ont insisté pour qu'elle s'y soumette. C'était il y a un mois, après une grippe et une bronchite. "J'avais une douleur intense à la poitrine, des difficultés à respirer et j'ai hésité à aller voir un médecin", se souvient cette résidente de l'Ohio. Elle venait de commencer un nouveau travail et n'avait donc pas d'assurance. "J'étais à une semaine de l'avoir. J'avais trop peur de devoir payer beaucoup trop", souligne-t-elle.
Lori finit par se rendre aux urgences, où des médecins procèdent à une radio des poumons. L'Américaine, inquiète, insiste sur le fait qu'elle n'est pas couverte mais l'hôpital la rassure en lui promettant une aide financière. L'établissement la renvoie chez elle, lui demandant de consulter un médecin dans une semaine si elle ne va pas mieux. Les sympômes persistant, ce dernier lui demande d'être testée pour le Covid-19. "J'étais à un jour d'avoir mon assurance. Mais sur place, on m'a dit que ce serait gratuit."
Lori pensait qu'elle ne devrait rien verser pour cet acte médical. Elle a réalisé une batterie de tests, sans s'inquiéter.
Ce qu'on ne m'a pas dit, c'est que les autres tests faits ce jour-là me coûteraient 300 dollars. Et celui du Covid-19, 132 dollars.
Lorià franceinfo
En deux jours − avant même de recevoir ses résultats − la jeune femme reçoit une première facture pour ces examens. Le total, visite aux urgences comprise, est très loin d'être "gratuit" : 2 300 dollars, sans compter la facture du test Covid-19, qui arrivera un mois plus tard. Son résultat est heureusement négatif. Pourtant, Lori s'effondre. Elle n'est pas éligible à l'aide financière promise par l'hôpital, son dernier salaire étant au-dessus du seuil requis. "J'avais à ce moment précis 200 dollars sur mon compte courant et 400 dollars sur mon compte épargne", lâche-t-elle. Une campagne de financement participatif, lancée par une amie, sera sa seule issue pour payer.
Des hospitalisations à plus de 40 000 dollars
Plus de 2 000 dollars pour être testé, et bien plus pour être soigné. Sans assurance, une hospitalisation pour un patient atteint du Covid-19 coûte en moyenne entre 42 486 et 74 310 dollars, d'après une étude* de l'organisation indépendante Fair Health. Le magazine Time* relaie par exemple le cas d'une personne sans assurance pour qui la facture de trois visites aux urgences et du test Covid-19, au début de l'épidémie, s'est élevée à 35 000 dollars. Celle-ci s'est inscrite pour bénéficier de Medicaid. Que fera-t-elle si ces frais ne sont pas pris en charge ? Sera-t-elle remboursée ?
La promesse a été faite au début du mois. Le 3 avril, la Maison Blanche a déclaré qu'à travers un fonds de 100 milliards de dollars, les hôpitaux seraient remboursés pour l'hospitalisation de patients sans couverture maladie. "Cela devrait réduire les inquiétudes des Américains sans assurance", s'est alors félicité Donald Trump.
Deux semaines plus tard, le montant exact dédié aux soins des patients sans assurance reste pourtant inconnu, souligne le Huffington Post*. Permettra-t-il de couvrir toutes les hospitalisations ? Rien n'est moins sûr, d'après une estimation de la fondation Kaiser Family* : celle-ci imagine un coût total entre 14 et 42 milliards de dollars, peut-être bien plus en cas de nouvelle vague d'épidémie. Sans compter que cette enveloppe de 100 milliards de dollars peut aussi servir à l'achat de matériel médical, ou à la construction de nouveaux équipements.
"Et même si les hôpitaux peuvent utiliser ces fonds pour prendre ces soins en charge, beaucoup d'entre eux ne le font pas", constate pour le moment Carmen Balber, directrice exécutive de Consumer Watchdog, une organisation de défense des consommateurs américains, notamment en matière de santé. "Rien que ces derniers jours, j'ai entendu plusieurs témoignages de personnes recevant d'énormes factures pour des tests et des soins." Dans l'incertitude, certains hôpitaux continuent donc l'envoi de leurs factures, quand d'autres les mettent en pause.
Il n'y a aucune directive nationale. A ce stade, rien dans la loi n'oblige les hôpitaux à ne pas facturer pour les patients sans assurance.
Carmen Balber, directrice exécutive de Consumer Watchdogà franceinfo
Consumer Watchdog conseille de patienter avant de payer ces factures. "Car en principe, vous ne devriez rien payer si vous êtes sans assurance et soigné pour le Covid-19", insiste Carmen Balber. "Il y a un manque total d'information, poursuit-elle. Je connais bien notre système de santé, et je ne comprends pas ce que le gouvernement est en train de dire aux hôpitaux. Si cette information n'est pas disponible pour moi, comment le serait-t-elle pour les patients sans assurance ?"
* L'ensemble de ces liens sont en anglais.
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