: Vidéo #AlertePollution : à Arcueil, un chantier de désamiantage à côté de la plaque
Fin janvier, deux personnes ont été filmées en train d'abattre des plaques d'amiante à coups de marteau sur un chantier de démolition à Arcueil, projetant des poussières de ce polluant extrêmement dangereux. L'entreprise mise en cause assure qu'il ne s'agit pas de ses ouvriers.
Ce samedi 25 janvier, Romuald rentre chez lui avec ses enfants lorsqu'il entend un bruit sourd. Au dernier étage d'un immeuble de bureaux d'Arcueil (Val-de-Marne), deux hommes en combinaison blanche détruisent à coups de marteau de grandes plaques brunes. Il a le réflexe de dégainer son téléphone et de filmer la scène. "J'avais la trouille, je tremblais", raconte quelques mois plus tard le quadragénaire. "Depuis le début, je me dis que ce bâtiment, c'est comme Jussieu. Il y a plein d'amiante. Et quand il y a de l'amiante, bien sûr qu'il ne faut pas casser comme ça."
Romuald a raison de s'inquiéter. Les plaques brunes qui se désagrègent à l'air libre sous ses yeux sont bien de l'amiante, ce que confirme le diagnostic avant démolition consulté par franceinfo. La dangerosité des fibres d'amiante, longtemps contestée par l'industrie jusqu'à l'interdiction de son utilisation en 1997, n'est plus à prouver. "Inhalées, elles peuvent se déposer au fond des poumons et provoquer des maladies respiratoires graves", explique sur son site l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS).
"C'est un produit cancérogène sans seuil. (...) Des quantités très faibles peuvent provoquer des maladies gravissimes", complète pour franceinfo Alain Bobbio, président de l'association de victimes Addeva93. Sa dépose et sa mise en déchetterie sont donc aujourd'hui strictement encadrées par la loi pour protéger les travailleurs et l'environnement. "En matière d'amiante, on parle de déconstruction, pas de démolition. On retire sans casser, c'est l'esprit et ce n'est pas ce qu'on constate dans la vidéo", euphémise Marc Charoy, coordonnateur amiante à la Caisse régionale d'assurance-maladie d'Ile-de-France (Cramif), qui mène un travail de prévention sur les chantiers.
L'hypothèse d'intrus et de concurrents malveillants
L'immeuble se trouve à quelques mètres des premières maisons et jouxte un supermarché. Alarmés, Romuald et sa compagne Stéphanie décident de signaler l'incident à la mairie et, quelques semaines plus tard, de contacter franceinfo via notre opération #AlertePollution. "Je n'ai pas à prendre des risques pour ma santé parce que des gens veulent faire du profit", tempête Stéphanie, 44 ans. Après avoir pris attache avec le maître d'ouvrage, la mairie décide, par arrêté préfectoral daté du 7 février, de suspendre le chantier en se fondant à la fois sur l'interdiction de poursuivre un chantier le week-end et sur la présence d'amiante. "Nous étions surpris par leurs explications et nous avons émis de sérieux doutes, d'où l'arrêté", explique Frédéric Bourdon, directeur de cabinet du maire Christian Métairie (EELV).
Au téléphone, Imad Alja, directeur de l'entreprise Démolition amiante qualité (DAQ), évoque d'emblée "un chantier de merde". S'il ne conteste pas que ce qu'on voit sur la vidéo est dangereux, il décline toute responsabilité. Sur la vidéo, les deux hommes ne seraient pas ses ouvriers mais de mystérieux intrus.
Nous étions en repli de chantier. Nous avions stocké notre matériel au rez-de-chaussée. Ils ont pris les combinaisons et les masques. Ils ont dû casser les plaques pour récupérer le cuivre.
Imad Aljaà franceinfo
Une plainte, que franceinfo n'a pas pu consulter mais que la mairie et le couple de riverains ont vu, a été déposée dans les jours qui ont suivi. "Nous ne sommes pas fous au point de venir casser des plaques. Ce sont des malades mentaux d'avoir fait ça en extérieur, avec du vis-à-vis. (...) Casser comme on a vu, tout casser et venir ramasser en sac, c'est le triple du travail, alors qu'on a juste à dévisser comme on l'a fait sur le reste du bâtiment", poursuit l'entrepreneur basé au Havre. Autre hypothèse, selon lui : celle d'un concurrent venu "saccager leur chantier" pour les décrédibiliser. Au cours de notre conversation téléphonique, il promet d'abord de nous envoyer tous les documents justificatifs (plainte, plan de retrait de l'amiante...) avant de se raviser quelques heures plus tard, sur les conseils de son avocat, et de nous demander de nous rendre au Havre pour les consulter. Une requête inhabituelle que nous n'avons pas pu satisfaire.
Des infractions à la réglementation fréquentes
La thèse de l'intrusion ne convainc pas Stéphanie et Romuald, qui doutent de la bonne foi de l'entreprise. En contactant un avocat spécialisé, ils se sont aperçus que la réglementation sur l'amiante était régulièrement bafouée. Joint par franceinfo, Cédric de Romanet contextualise, sans se prononcer sur le fond d'un dossier dont il n'est pas saisi : "Les manquements sont très fréquents. Les chantiers de désamiantage coûtent cher." Cet avocat spécialisé dans la santé au travail au cabinet TTLA évoque par exemple une "tendance à déclasser le niveau de risque des chantiers", pour échapper aux mesures trop contraignantes et coûteuses comme le confinement du bâtiment.
"Si, sur le papier les entreprises prennent un grand risque parce que les infractions pénales et au Code du travail sont sévèrement punies, dans la réalité, il ne se passe rien. L'inspection du travail est débordée", poursuit-il. En pratique, des ouvriers obtiennent régulièrement gain de cause face à leur employeur. Pour les riverains, c'est une autre paire de manche, les preuves étant particulièrement complexes à réunir.
Quand on nous demande d'intervenir, il est déjà trop tard, le chantier est terminé.
Cédric de Romanetà franceinfo
L'avocat précise au passage qu'un film "n'est pas une preuve suffisante". Il conseille de faire immédiatement appel à un huissier pour constater les faits.
Une reprise du chantier sous surveillance
Cédric de Romanet n'est pas le seul à dresser ce sombre constat. Dans un rapport (PDF) daté de 2017, l'inspection du travail évoque "un tableau de contexte général clairement insatisfaisant". "Les plans de retrait de MCA [matière contenant de l'amiante] apparaissent souvent éloignés des exigences de la réglementation, de même que les procédures en cas d'intervention en présence d'amiante sans retrait", écrit l'inspection. Et d'ajouter : "Les signalements de non-respect des observations témoignent de la tendance à réaliser les travaux de façon précipitée et non-conforme."
A Arcueil, les inquiétudes des riverains, relayées par la mairie, ont provoqué l'arrêt du chantier, puis sa reprise sous surveillance. L'inspection du travail, qui n'a pas souhaité nous répondre en évoquant le "secret de l'instruction", s'est déplacée. A la Cramif, Marc Charoy, "surpris" par la thèse de l'intrusion, a initié une procédure pour comprendre ce qu'il s'est passé et éviter que cela ne se reproduise. Le promoteur immobilier Lazard, qui n'a pas donné suite à nos sollicitations, a autorisé Démolition amiante qualité à poursuivre le chantier mais a recruté un cabinet de contrôle pour la surveiller. Une situation qui choque nos riverains. "Quand quelqu'un fait mal son travail, il doit être sanctionné", estime Stéphanie.
Peu de risques pour les riverains a priori
Après réflexion, la mairie a décidé de ne pas porter plainte, sur la foi d'une analyse effectuée sur le site plusieurs jours après les faits et ne signalant pas de pollution. "Avec les éléments de l'Agence régionale de santé et de l'inspection du travail, qui ont été plutôt rassurants, nous avons estimé qu'il n'y avait pas d'éléments qui devaient nous amener à nous lancer dans une procédure", explique Frédéric Bourdon, du cabinet du maire. A la Cramif, Marc Charoy estime également le risque faible pour les riverains.
La dilution dans l'air fait qu'il y a très peu d'amiante, sauf à se retrouver sous le vent, directement près du chantier au moment où il y a cette émission de fibres. Après, nous savons qu'une très faible émission peut générer des maladies.
Marc Charoyà franceinfo
Cet épilogue ne rassure qu'à moitié Stéphanie. "La seule bonne nouvelle est que suite à notre acharnement (...) nous avons bon espoir de ne plus 'manger' de l'amiante pendant la démolition, explique-t-elle. Mais c'est bien mince et assez décourageant de constater qu'il faut, pour se protéger des risques sanitaires, être en perpétuelle alerte sur tous les chantiers potentiellement amiantés."
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