: Enquête franceinfo #AlertePollution : l'amiante déchargé en pleine nature par des artisans, "une bombe à retardement"
Des tôles, des dalles, des tuiles, des canalisations... Dans le cadre de notre enquête participative, une trentaine d'internautes nous ont signalé l'existence de dépôts sauvages bourrés d'amiante. La faute, souvent, à des professionnels du bâtiment peu scrupuleux.
Mi-novembre, la cueillette de champignons d'Alain a tourné court. "Je marchais tranquillement quand je suis tombé sur d'énormes plaques de fibrociment, raconte cet habitant d'un village situé près de Roanne, dans la Loire. Il y en avait au moins sur vingt mètres de long et autant de large. Ça se voyait qu'elles étaient bourrées d'amiante ! Vu la quantité, c'est forcément un professionnel du bâtiment qui est venu déposer ça là."
En plus d'être sale, c'est surtout très dangereux.
Alain, habitant de la Loireà franceinfo
Depuis le lancement de notre enquête participative #AlertePollution, nous avons déjà reçu une trentaine de signalements évoquant des décharges sauvages d'amiante. A Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), Saint-Maixent-sur-Vie (Vendée), Fontaine-Chaalis (Oise), Bonnétable (Sarthe), Limours-en-Hurepoix (Essonne), Vinça (Pyrénées-Orientales), Lyon (Rhône), Saint-Sauveur (Haute-Garonne), Bédarrides (Vaucluse), Beuvange-sous-Saint-Michel (Moselle)... Et la liste ne s'arrête pas là.
Des fibres "extrêmement volatiles"
Sur les photos que vous nous avez envoyées, des débris de chantier ont été abandonnés dans un coin de forêt ou de champ. Ils s'entassent parfois sur plusieurs mètres de haut. On trouve des tôles, des planches, des dalles, des ardoises, des tuiles, des plaques de façades, des cloisons, des conduits, des canalisations... Et beaucoup de ces déchets contiennent de l'amiante.
Certains monticules sont là depuis quelques jours, d'autres depuis plusieurs mois voire plusieurs années. "Ces dépôts laissés à ciel ouvert causent de graves problèmes de santé", dénonce Adeline Gerritsen, vice-présidente d'Organe de sauvetage écologique, une association qui organise régulièrement des opérations de nettoyage.
Je me demande si les autorités ont conscience de la bombe à retardement que représente tout cet amiante dans la nature.
Adeline Gerritsen, vice-présidente d'Organe de sauvetage écologiqueà franceinfo
Le caractère cancérigène de ce matériau a en effet été établi dès les années 1950. "De 400 à 500 fois moins épaisses qu’un cheveu, les fibres d’amiante sont invisibles dans les poussières de l’atmosphère", décrit l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Le vrai problème, reprend Audrey Petiteau, ingénieure prévention des risques à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), c'est que "l'amiante est extrêmement volatil", "il est très facile d'en inhaler si on reste au contact". Elle donne comme exemple "des enfants qui auraient l'habitude de jouer à proximité d'un dépôt pollué."
Ces fibres peuvent se déposer dans nos poumons et provoquer des maladies du système respiratoire. Certaines sont assez bénignes (plaques pleurales), d’autres sont bien plus graves (cancer du poumon, de la plèvre ou fibroses). Selon les autorités sanitaires, l'amiante est responsable chaque année de 3 000 à 4 000 affections en France. Surtout, il pourrait provoquer 100 000 décès d’ici 2025.
A la Fédération française du bâtiment, on a "évidemment conscience" du fléau des dépôts sauvages. Pour autant, "impossible de définir l'ampleur, on en découvre régulièrement, d'autres disparaissent, d'autres se créent ailleurs, c'est un truc sans fin." A la Capeb, autre syndicat du secteur, on explique que "c'est une conséquence des obligations liées au désamiantage des bâtiments". Utilisé pendant des années, ce matériau miracle et peu cher est interdit en France depuis 1997. C'est devenu "une bête bien encombrante", dont il est difficile de se débarrasser car "on en retrouve partout, dans les moindres recoins", développe Jean-Jacques Châtelain, qui est en charge de la question des déchets au sein de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment.
Un coût qui va de 350 à 1 200 euros la tonne dans une structure agréée
La réglementation est pourtant très stricte : les professionnels du bâtiment ont l'obligation de traiter tous les déchets de chantier, de la paire de gants à la moindre matière dangereuse. C'est écrit noir sur blanc dans le Code de l’environnement : "Toute personne qui produit ou détient des déchets dans des conditions de nature à produire des effets nocifs sur le sol, la flore et la faune, à dégrader les sites ou les paysages, à polluer l'air ou les eaux, à engendrer des bruits et des odeurs et, d'une façon générale, à porter atteinte à la santé de l'homme et à l'environnement, est tenue d'en assurer ou d'en faire assurer l'élimination."
Mais l'opération, qui est à la charge de l'artisan, a un coût. Et pas des moindres : pour l'amiante, il faut compter entre 350 et 1 200 euros la tonne, calcule la Fédération française du bâtiment. Considéré comme une matière dangereuse, l'amiante ne peut pas être déposé dans une déchetterie classique, seulement dans une structure agréée. Un couvreur installé en Seine-Saint-Denis n'y va pas par quatre chemins : "Le traitement des déchets amiantés est un problème. Parce que ça coûte de l'argent et parce que les clients ne prévoient pas le budget pour ça. Son prix est parfois plus élevé que le chantier lui-même. Quand on a une petite structure, c'est chaud. C'est un poste de dépense qui peut être important."
S'en débarrasser dans la nature, c'est autant d'argent qui ne sort pas des caisses.
un artisan couvreurà franceinfo
Sur les chantiers, les combines sont connues pour contourner le système. Agir quand il fait noir, à l'abri des regards, si possible assez loin de l'endroit où est installée l'entreprise. Il se dit que certains patrons envoient leurs gars : "S'ils se font choper, le chef se dédouane en disant qu'il ne peut pas surveiller tout le monde", glisse un artisan. C'est exactement ce que raconte un entrepreneur du Nord à franceinfo. Après quelques minutes de conversation, il admet avoir déjà fauté. "Mes ouvriers ont déchargé dans la forêt, mais c'était leur initiative", se défend-il, assurant être allé ramasser "les 500 kilos" après coup.
"Certaines déchetteries sont des passoires"
D'autres iraient jusqu'à cacher les parties amiantées en arrivant dans les déchetteries classiques (qui ne sont pas habilitées à collecter de l'amiante), et à les déverser parmi d'autres déchets : hop, ni vu, ni connu. Le responsable d'une entreprise de BTP en Vendée confirme : "C'est vrai qu'il y a peu de contrôles dans les déchetteries classiques, certaines sont des passoires. J'ai moi-même découvert des produits plein d'amiante il n'y a pas très longtemps, il y avait au moins 300 kilos". "Personne ne se vante de le faire, reprend l'artisan couvreur de région parisienne, qui préfère garder l'anonymat. On ne va pas non plus dénoncer son collègue, mais oui, ça se sait."
Personne ne le fait par plaisir. Le professionnel du bâtiment qui se fout de l'environnement, je ne le connais pas.
un artisan couvreurà franceinfo
Le coût de l'opération n'est pas le seul blocage. Les entreprises, notamment les plus petites, sont souvent découragées par le manque des structures adaptées au traitement des matières dangereuses. "Le maillage territorial est aujourd’hui très inégal, relevait le Bureau de recherches géologiques et minières dans un rapport, début 2017. Dix-neuf départements ne possèdent aucun point d’apports pour les déchets d’amiante des particuliers ou des professionnels." "Dans certains endroits, il faut faire plus d'une heure pour tomber sur un lieu certifié", regrette le syndicat des artisans du bâtiment. Sollicité à plusieurs reprises par franceinfo à ce sujet, le ministère de la Transition écologique et solidaire n'a pas été en mesure de répondre à nos questions avant la publication de cet article.
Excédés par ces décharges illégales, certains maires prennent le problème à bras-le-corps. "A une époque, c'était chaque week-end la même histoire. On avait jusqu’à quatre à cinq dépôts sauvages aux abords de la ville, tape du poing sur la table Christophe Dietrich, le maire de Laigneville, dans l'Oise. A un moment donné, j'ai dit stop ! Ma ville n'est pas un dépotoir. Et si un des concitoyens a un problème parce qu'il a eu des contacts avec de l'amiante, je fais quoi ? Ça ne m'amuse pas de jouer au shérif, je veux juste remettre de l'ordre."
En 2014, les dépôts sauvages ont coûté près de 25 000 euros à la ville, sur un budget de 4 millions. J'aurais préféré que cet argent serve à autre chose.
Christophe Dietrich, maire de Laignevilleà franceinfo
Depuis, l'élu pratique ce qu'il appelle le retour à l'envoyeur. En clair, il remonte la piste des entrepreneurs indélicats. "Dès qu'il y a un dépôt sauvage, je cherche dans les gravats un devis, une facture, une adresse, n'importe quel indice qui peut servir pour retrouver le dégueulasse." A ce jour, une vingtaine d'artisans peu scrupuleux ont eu le droit au coup de fil bien salé de monsieur le maire... qui publie systématiquement la conversation sur la page Facebook de la ville. Mais la sanction s'arrête là : "J'ai porté plainte plusieurs fois, mais c'est toujours classé sans suite. On m'a dit que les preuves n'étaient pas suffisantes. Nous, les élus, on se sent abandonnés face à ça. Un maire de Seine-et-Marne m'a appelé il y a quelque temps pour me demander des conseils."
En Lorraine, l’Office national des forêts fait de son côté confiance à des appareils photo automatiques pour retrouver les pollueurs. "Utilisés habituellement par les chasseurs, ils capturent de jour comme de nuit les moindres déplacements aux alentours, décrit Philippe Pernodet, le responsable de l’ONF du Grand Nancy. On les change d'endroits régulièrement pour que les pollueurs ne s'habituent pas. C'est le jeu du chat et de la souris."
Au total, il me faudrait 12 000 euros pour enlever les déchets d'amiante du reste de la forêt. C'est de l'argent qui pourrait servir à l'entretien des sentiers ou à l'accueil du public.
Philippe Pernodet, responsable de l’ONF du Grand Nancyà franceinfo
Mais jusque-là, personne n'a mordu au piège de l'ONF. "Les photos que nous avons récupérées ne sont pas exploitables, certains cachent leurs plaques d'immatriculation avant d'agir", tique Philippe Pernodet. Pire, "quelqu'un est allé jusqu'à couper un arbre pour mettre hors service l'un des appareils photo. Vous vous rendez compte ?"
Des pollueurs "rarement poursuivis"
Le dépôt illégal de déchets en pleine nature peut pourtant se payer cher – jusqu'à deux ans de prison et 75 000 euros d'amende. Mais à ce jour, les pollueurs qui ont fini sur les bancs des tribunaux français se comptent sur les doigts d'une main, selon Arnaud Gossement. "C'est très compliqué de les retrouver, déplore cet avocat spécialiste en droit de l'environnement. Il n'y a pas assez de moyens mis en place. Et quand les pollueurs sont identifiés, ils sont rarement poursuivis."
Même si vous retrouvez un ticket de caisse, une facture ou un devis sur un dépôt sauvage, ce n'est pas une preuve recevable. Client, artisan, sous-traitant... Chacun se rejette la responsabilité.
Arnaud Gossement, avocatà franceinfo
A la Capeb, on a tendance à lever les yeux au ciel dès qu'on entend parler de ce genre de comportements. "Cela donne une mauvaise image du secteur du bâtiment, s'énerve Jean-Jacques Châtelain. On nous fait passer pour des gros pollueurs, on met tout le monde dans le même sac, c'est insupportable ! On paie pour le comportement de quelques-uns". Artisan-peintre à Jouy-en-Josas (Yvelines), il a déjà surpris "deux ou trois collègues en train de jeter des déchets n'importe où". Il leur a aussitôt rappelé les règles : "On s'est engueulés un bon coup et ils ont compris." Lui l'assure : "Il y a une vraie prise de conscience [des professionnels] depuis plusieurs années."
Qu'on doive encore améliorer des choses, OK ! Mais ceux qui font ça, c'est une infime partie !
Jean-Jacques Châtelain,
de la Capebà franceinfo
"La plupart des professionnels font les choses dans les règles, abonde la Fédération du bâtiment. Ceux qui font ça, c’est une minorité. Il peut aussi s’agir de travailleurs au noir, d’entreprises un peu véreuses qui se montent le temps d'un chantier et qui se mettent en dépôt de bilan quand elles sont poursuivies." Au cours de notre enquête, des artisans nous ont même affirmé que des professionnels peu scrupuleux font payer le traitement des déchets aux clients... sans jamais passer par la case déchetterie. "Ce n'est pas normal, s'énerve Jean-Jacques Châtelain. On s'en sortira aussi si le client fait plus attention, il peut et doit demander un reçu."
Le problème est remonté aux oreilles du ministère de la Transition écologique et solidaire. A tel point qu'un groupe de travail spécial a été mis en place. Objectif : "Simplifier les sanctions en matière de déchets et notamment celles visant à lutter contre les dépôts illégaux." En clair, mieux définir le profil des pollueurs pour mieux les attraper. Ses conclusions devraient être rendues publiques le 20 décembre. En attendant, trois semaines après le signalement reçu par franceinfo, le dépôt sauvage signalé par Alain, dans une commune située près de Roanne (Loire), n'a toujours pas été nettoyé.
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