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Procès du Mediator : la France et son agence du médicament ont-elles tiré les leçons du scandale sanitaire ?

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Depuis l'affaire du Mediator, de nombreux autres scandales sanitaires ont secoué la pharmacovigilance française.  (RAPHAEL BLOCH / SIPA)

Une amende de 200 000 euros a été requise contre l'ANSM, jugée au côté des laboratoires Servier pour avoir tardé à suspendre la commercialisation de cet antidiabétique. Alors que le jugement est rendu lundi 29 mars, franceinfo se penche sur les changements mis en place par le régulateur du médicament depuis cette affaire retentissante.

Pendant les sept mois d'audience, elle a fait profil bas. Du moins ceux qui la représentent. L'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), jugée au côté des laboratoires Servier dans l'affaire du Mediator, sera fixée sur son sort, lundi 29 mars. Le tribunal correctionnel de Paris, qui rend son jugement au terme d'un procès fleuve, suivra-t-il les réquisitions du parquet ? Une amende de 200 000 euros a été réclamée contre l'ANSM pour avoir tardé à suspendre la commercialisation de cet antidiabétique, utilisé comme coupe-faim et responsable de plusieurs centaines de morts en France. Par la voix de son ancien directeur, Dominique Martin, l'agence a fait savoir qu'elle ne demandait pas la relaxe et a reconnu sa "part de responsabilité" dans ce "drame", l'un des pires scandales sanitaires français.

En réalité, l'ANSM n'existe pas en 2009, quand l'affaire du Mediator éclate. Le régulateur s'appelle alors l'Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé). Il est informé depuis 1995 de la dangerosité du benfluorex, la molécule commercialisée sous le nom de Mediator, connue pour ses propriétés anorexigènes. Les premiers cas graves de maladies cardiaques signalés en 1999 n'y font rien : le médicament conserve son autorisation de mise sur le marché (AMM) pendant dix ans. Rémunérés comme consultants par le groupe Servier, certains experts siègent parallèlement à des commissions de l'agence, statuant notamment sur le Mediator. Il faudra attendre les alertes d'Irène Frachon, pneumologue à l'hôpital de Brest, pour que le médicament soit retiré de la vente.

Tourner la page de l'ère Servier

C'est Xavier Bertrand, tout juste nommé ministre de la Santé, qui hérite à l'époque de ce dossier. Pour mettre un terme à ces relations dévoyées entre le gendarme du médicament et les laboratoires, il fait voter une loi en 2011. Exit l'Afssaps, place à l'ANSM, avec une nouvelle direction et une organisation protégée des conflits d'intérêts. Les industriels sont exclus du conseil d'administration et de la commission en charge des AMM. A la place, patients et parlementaires y font leur entrée. Le financement est revu : le budget de l'agence ne repose plus sur les taxes acquittées par les laboratoires mais sur une subvention de l'Etat. Professionnels de santé et firmes pharmaceutiques sont désormais obligés de déclarer leurs liens d'intérêts sur une base de données publique. Côté pharmacovigilance, les patients peuvent signaler eux-mêmes les effets indésirables sur une plateforme, depuis 2017.

Ces mesures ont-elles suffi pour se prémunir des abus de l'ère Servier, dont le puissant patron, Jacques, est mort en 2014 ? Sur la question des conflits d'intérêts et de la transparence, les avis sont partagés. Non seulement la base de données repose sur de l'autodéclaratif, mais "il y a beaucoup de cabinets de conseil qui peuvent servir de sociétés-écrans entre un expert (…) et le laboratoire. Ce sont des moyens commodes d'échapper à la déclaration", explique sur franceinfo Bernard Bégaud, professeur de pharmacologie à l'université de Bordeaux.

"On continue à avoir tout un tas d'emmerdements"

L'ex-ministre de la Santé Marisol Touraine pointe au contraire un excès de zèle : "Après une période marquée par une tolérance absolue, le balancier repart un peu trop loin dans l'autre sens. La loi oblige à la transparence mais n'interdit pas les liens d'intérêts. L'important est de savoir d'où parlent ces experts." Pour l'ex-député socialiste Jean-Marie Le Guen, ancien président des hôpitaux de Paris, cette "politique de santé, traumatisée par l'affaire Mediator, nous coûte cher au final".  

"Cette culture endogamique entre l'industrie du médicament et les autorités sanitaires méritait d'être réformée. Mais l'esprit du principe de précaution peut aboutir à une impuissance dans la recherche."

Jean-Marie Le Guen, ex-député PS

à franceinfo

Pour autant, ces précautions n'ont pas empêché la survenue d'autres scandales sanitaires en France. Dépakine, prothèses PIP, vaccin Pandemrix contre le H1N1, antiacnéique Diane 35, Androcur, Levothyrox… Si ces affaires dépassent pour certaines les frontières de l'Hexagone, elles révèlent des lacunes propres au système français. Dans un rapport de 2013, l'épidémiologiste Dominique Costagliola et le pharmacologue Bernard Bégaud pointaient un "mésusage plus massif qu'ailleurs" de médicaments, souvent prescrits pour une autre utilisation que celle prévue par l'AMM, et une "absence de données précises" pour évaluer les risques.

Sur ce dernier point, la situation a évolué. "Depuis l'affaire Mediator, la France a fait de gros progrès en matière de pharmaco-épidémiologie [l'évaluation du bénéfice-risque d'un médicament en population réelle] car les données de l'assurance-maladie ont été rendues accessibles et exploitables" pour l'ANSM, explique Bruno Toussaint, directeur éditorial de la revue Prescrire. Cette base de près de 67 millions d'assurés est l'une des plus importantes au monde. Une mine d'or toujours sous-exploitée, faute de moyens humains et matériels.

A-t-on tiré les leçons en matière de pharmacovigilance ? "Absolument pas", cingle Catherine Hill, membre du conseil scientifique de l'Afssaps à l'époque du Mediator. Les signalements qui remontent via les soignants et les patients sont certes facilités et plus nombreux, mais, selon l'épidémiologiste, leur traitement repose trop sur le "principe de l'imputabilité", à savoir la recherche d'un lien de cause à effet connu entre le médicament et un symptôme observé. Si ce lien n'est pas déjà établi dans la littérature scientifique, il est écarté au bénéfice du doute. Un doute qui, en l'occurrence, profite toujours au médicament. "Avec le système actuel, on dézingue les remontées. La preuve, on continue à avoir tout un tas d'emmerdements", fustige-t-elle.

Un manque de transparence qui perdure

Bruno Toussaint, de la revue Prescrire, appuie : "Il y a encore trop d'influence, de poids, de pression des firmes pharmaceutiques sur l'état d'esprit de l'agence du médicament." Et de citer l'exemple du Levothyrox, ce traitement pour la thyroïde dont la formule a été modifiée en 2017 par le laboratoire allemand Merck. "L'agence a trop fait confiance au beau dossier de la firme et a vite assuré qu'il n'y aurait pas de problème, relève-t-il. En Belgique, les autorités sanitaires ont prévenu les patients, personne n'a été surpris et il n'y a pas eu de scandale."

Dans l'affaire de l'essai clinique de Biotrial à Rennes, qui a fait un mort en 2016, Mediapart et Le Figaro ont aussi révélé "l'indulgence" de l'ANSM à l'égard du laboratoire puis ses tentatives pour se dédouaner. Les relations de l'agence avec la presse, tantôt qualifiée d'"ennemie" ou "d'amie" en interne, sont parfois houleuses. Sollicité à plusieurs reprises par franceinfo, le service communication de l'ANSM n'a d'ailleurs pas donné suite. Une défiance liée, pour certains, à sa mission première : faire office d'airbag entre le sommet de l'Etat et les scandales sanitaires. "Ce n'est pas une autorité indépendante, elle est sous la tutelle de la direction générale de la santé", avance l'ex-député PS Gérard Bapt, président de la mission d'information parlementaire sur le Mediator en 2011.

"Quand on s'attaque à l'administration, elle fait corps. Il faut des gens de la trempe d'Irène Frachon pour secouer le cocotier."

Gérard Bapt, président de la mission parlementaire sur le Mediator en 2011

à franceinfo

Lors du procès, qu'elle a suivi en intégralité, la lanceuse d'alerte a observé une ANSM "complètement subordonnée à Jacques Servier. C'est un acte de pharmaco-délinquance redoutablement efficace qui a neutralisé l'agence", témoigne la pneumologue, qui espère un jugement sévère pour "la criminalité en col blanc dans le domaine de la santé". S'agissant des scandales qui ont suivi, Irène Frachon regrette "des affaires dramatiques pour les victimes" dont "on a du mal à identifier les responsables, car cela relève plutôt d'une indifférence au risque", souligne-t-elle, appelant de ses vœux un bilan de la loi de 2011.

Une marge de manœuvre limitée 

Pour certains observateurs, les prérogatives de l'ANSM restent de toute façon limitées. L'affaire de la Dépakine en est l'illustration : si elle a fini par interdire en 2018 – dix ans après les premières alertes – la prescription de cet antiépileptique pour les patientes en âge de procréer, 314 femmes enceintes étaient toujours exposées à l'acide valproïque en 2019 (contre 332 en 2018 et 412 en 2017), selon les informations de franceinfo. Dans un rapport sur l'ANSM publié fin 2019, la Cour des comptes invitait ainsi à "un travail collaboratif plus étroit dans le domaine des pratiques de prescription, en particulier avec l'assurance-maladie et la Haute Autorité de santé". "Il y a une volonté d'avancer mais le bateau est assez lourd. C'est l'ensemble du système qu'il faut modifier", observe Gérard Raymond, président de France Assos Santé, qui représente les patients.

Autre frein considérable : l'Europe. Depuis 1996, les AMM sont délivrées par l'Agence européenne du médicament (EMA). "L'ANSM n'a pas une souveraineté totale. Si l'EMA dit qu'un médicament peut être autorisé, l'ANSM ne peut pas l'interdire", rappelle Jean-David Zeitoun, médecin et spécialiste du médicament. Annie-Pierre Jonville-Béra, présidente des 31 centres régionaux de pharmacovigilance (CRPV) qui font remonter les signaux à l'ANSM, prend l'exemple de l'alerte sur le risque d'infection bactérienne favorisé par les inflammatoires non-stéroïdiens du type Ibuprofène : "L'agence nous a suivis mais au niveau européen, ça a fait flop. Ils ont changé quatre lignes sur la notice."

Pour la pharmacologue, la seule marge de manœuvre de l'ANSM est de communiquer davantage sur les risques et le bon usage des médicaments. A condition que les "cas soient rapidement documentés". Une gestion de la pharmacovigilance plus claire, moins administrative, "simplifiée et transparente", selon les mots de Gérard Raymond, au bénéfice des premiers concernés : les patients. 

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