"Ne réduisons pas l'image de Marseille au trafic de drogue, c'est une ville en pleine transformation, le plus grand port de la Méditerranée", estime Jean Viard

Focus sur Marseille, deuxième ville de France, avec ses ombres et ses lumières. Le sociologue Jean Viard répond à Mathilde Romagnan.
Article rédigé par franceinfo - Mathilde Romagnan
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Marseille, vue de la ville de la basilique Notre-Dame de la Garde. (Illustration) (DENIS DEBADIER / GETTY IMAGES / PHOTONONSTOP RF)

Emmanuel Macron est au chevet de Marseille. Cette semaine, le chef de l'Etat s'est rendu dans la deuxième ville de France pour lancer une opération "sans précédent" – ce sont les termes de l'Elysée – contre le trafic de drogue. L'enjeu, selon Emmanuel Macron, "c'est d'assurer l'ordre républicain".

franceinfo : Cet ordre républicain est écorné à Marseille, selon vous, Jean Viard ?

Jean Viard : Oh, il ne faut jamais exagérer. Le Président, c'est vrai qu'il aime beaucoup cette ville, ça fait longtemps qu'il soutient l'OM, etc. Il a lancé ce qu'on appelle "Marseille en grand", une opération de plusieurs milliards pour essayer de sortir la ville d'un certain archaïsme de la chose publique, avec les écoles en très mauvais état ; les grands quartiers nord, où il n'y a pas de transport, il n'y a pas de tramway, ni de métro. Donc quand vous avez 250.000 personnes isolées comme ça, dans une grande ville, forcément ça crée des difficultés. Ça, c'est la toile de fond.

Après, dans cette affaire, il y a effectivement cette question de la drogue, du haschich. Et c'est vrai que la cité où il est allé, la Castellane, cette grande cité blanche au nord de Marseille, est un des hauts lieux de la drogue. Il y a des milliers de points de vente, dans toute la France, et en ce moment, la drogue se diffuse dans les villes moyennes et les petites villes. On est là-dedans.

Après, dans cette opération-là qui était prévue depuis longtemps, c'est toujours compliqué parce que les habitants de ces quartiers, ils voient régulièrement les politiques réaliser des opérations comme ça. Je ne suis pas là pour juger complètement, mais la lutte contre les réseaux de drogue ? Il y a eu presque 50 morts à Marseille l'année dernière, des jeunes, essentiellement des hommes, donc il y a des combats entre réseaux.

Après, est-ce que ce sont de telles opérations comme ça qui vont faire reculer cette question ? Il y a 5 millions de consommateurs en France hebdomadaire, il y a 1 million de consommateurs quotidiens du haschich. Autour de nous, on légalise. L'Allemagne est en train de légaliser sur le modèle coopératif. Le Portugal l'a fait il y a plusieurs années, avec des discours extrêmement durs dans les médias, le Canada, un nouveau modèle, etc. On est dans une évolution pour une organisation, la consommation de haschich. En France, on est encore dans la période de l'affrontement frontal.

Moi, à Marseille, j'étais conseiller municipal il y a une dizaine d'années. Je trouve très bien qu'on casse les réseaux, mais il ne faut pas réduire l'image de la ville à ça. C'est une ville en pleine transformation, qui développe le high-tech, qui développe ses centres de recherche, etc. C'est une énorme métropole. Il y a Aix, Marseille, il y a l'Étang de Berre, il y a Fos. C'est un grand ensemble urbain en plein développement, de 3 millions de personnes. Il y a de plus en plus de touristes. Il faut rééquilibrer un peu le regard.

Au-delà des morts engendrées par le trafic de drogue, il y a les morts liées à la consommation, celles liées aux règlements de comptes. Mais là, l'enjeu à Marseille, il est aussi et surtout politique ?

Pas seulement. C'est vrai que c'est difficile à habiter pour les populations de ces quartiers, parce que les réseaux de drogue, quand ils tiennent les quartiers, pour les habitants traditionnels, normaux, qui travaillent ou qui ne travaillent pas, il y a 40% de logements occupés par des femmes, souvent seules avec enfants. Il y a une énorme souffrance des femmes, et des jeunes femmes avec enfants qui ont été délaissées.

Après, dans une opération comme celle-là, il y a une volonté de montrer de l'autorité de l'Etat, bien sûr, dans une ville qui est aussi un enjeu politique, il y a volonté de montrer que l'Etat est puissant, bon, je suis un peu perplexe parce que je pense que montrer la puissance sur un sujet comme le haschich... moi, je ne crois pas à l'éradication du haschich, je suis d'accord avec le Comité économique et social qui a fait un rapport demandant la dépénalisation. Donc j'ai un peu l'impression qu'on veut montrer les muscles, mais à la fin, je ne pense pas qu'on va gagner.

Marseille, c'est aussi une ville touristique, C'est aussi une ville de tournages, de séries. Comment on peut réconcilier toutes ces composantes ?

C'est très compliqué parce que s’il y a autant de drogue à Marseille, c'est parce qu'il y a des consommateurs. Et ces consommateurs, ce sont notamment la jeunesse de la région d'Aix, des beaux quartiers de Marseille, etc. Donc vous voyez, les conflits ne sont peut-être pas aussi frontaux qu'on peut le penser, quand on regarde de loin. C'est pour ça que j'insiste sur le fait que c'est une ville en pleine transformation. C'est une ville qui s'était arrêtée en 1962, après la fin de la guerre d'Algérie, et l'Etat central, à l'époque gaulliste, avait créé le port de Fos, qui est un énorme port, actuellement en plein développement économique, et Montpellier.

L'idée, c'était : Marseille, on ne peut plus en faire grand-chose. On va essayer de créer un autre lien avec la Méditerranée par le port de Fos et par Montpellier. Et effectivement, ce qui est très positif dans l'action actuelle, c'est que justement on remet Marseille en scène, c'est une immense ville en Méditerranée, la plus grande ville, c'est le plus grand port de Méditerranée, Marseille est une ville monde en fait. Mais il y a là une reconquête du rôle maritime.

Et là, je pense que dans l'action du Président de la République et du gouvernement, il y a la volonté de dire : 'Attendez, le monde qui se développe est un monde de commerce maritime'. L’essentiel des objets passe par la mer et donc renforcer les ports, leur donner de la puissance, comprendre que ce sont des lieux passionnants de carrefour, de rencontres, c'est très important dans le monde de demain. Le monde de demain est un monde de commerce, et donc il faut les mettre en scène. Et je pense que mettre Marseille en scène, c'est une façon aussi de s'ouvrir sur le monde. 

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