Cet article date de plus d'un an.

"Le temps est en expansion, on n'a jamais fait autant de choses dans une journée, depuis l'invention de l'humanité" estime Jean Viard

La nuit prochaine, on change d'heure, on passe à l'heure d'hiver. À 3h du matin, il sera 2h. Le regard du sociologue Jean Viard sur notre rapport au temps.
Article rédigé par franceinfo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
"Moi, je dis souvent, je passe dans le temps, dit Jean Viard, mais il y a des gens qui disent : le temps passe : c'est une position différente vis-à-vis de la vie..." (JORDAN LYE / MOMENT RF / GETTY IMAGES)

Vous savez qu'on change d'heure, la nuit prochaine, à 3 h, il sera 2 h du matin, on recule nos montres et nos horloges, on gagne 1 h, un changement d'heure instauré en 1976. Et donc la nuit sera peut-être un peu plus longue, pour certains d'entre nous. Ça nous donne l'occasion de nous questionner sur notre rapport au temps.

franceinfo : Les sondages d'opinion le montrent, on a envie de passer de plus en plus de temps en famille, chez nous, plutôt qu'au travail. C'est un glissement qui s'est accéléré avec le Covid ? 

Jean Viard : D'abord, moi, je n'ai jamais rien compris à cette heure qui change. Moi, je vis à la campagne, je me lève avec la lumière, donc ça m'a toujours perturbé, et je dois demander à mes enfants dans quel sens avancer ou reculer ma montre. Maintenant, c'est automatique, la plupart du temps. Il est d'ailleurs question que ce changement d'heure disparaisse.

Après, c'est une question passionnante. Parce que d'abord, moi, je dis souvent : je passe dans le temps. Mais il y a des gens qui disent : le temps passe, donc déjà ça, c'est une position différente vis-à-vis de la vie, parce que le temps ne passe pas du tout, les seuls malheureusement qui passent, c'est nous.

Et puis après, il y a eu le Covid. On a passé trois mois chez nous, enfermés. Certains ont travaillé comme des fous, mais enfin, la plupart d'entre nous sont restés enfermés, payés et au fond, on a été content. 30 à 40% des gens disent qu'ils ont été très heureux parce qu'au fond, c'est un temps vide, on a essayé de l'occuper. Alors bien sûr, ceux qui ont été très heureux, étaient plutôt bien logés, avec plutôt un jardin ou une terrasse, mais quand même. Et d'un coup, on a trouvé une nouvelle qualité du temps.

Et je dirais : avant la grande pandémie, petit à petit, les travailleurs avaient appris à partir en vacances, et après la grande pandémie, petit à petit, les vacanciers se posent la question de retourner au travail. Et donc, c'est cette inversion qui fait qu'aujourd'hui il n'y a que 23% des gens qui trouvent que le travail, c'est le plus important dans leur vie, alors qu'il y a 30 ans, c'était 70%, et l'inverse pour ce qui est de la vie privée, de la vie familiale, de la vie culturelle.

Donc, on arrive à un moment dans nos civilisations, où la culture du travail qui a possédé le temps depuis la révolution industrielle – avant le temps appartenait à Dieu, iI appartient encore à Dieu dans certaines parties de l'univers – mais après, c'était : Time is Money ! Et aujourd'hui, le temps est à moi, donc s'il est à moi, c'est moi qui décide de ce que j'en fais, en échange de mes besoins, de revenus, de jardinage, etc.

Donc c'est ça qui est passionnant : c'est cette appropriation du temps, individuel, qui me semble le symbole même de notre société, avec bien sûr des inégalités, comme toujours, il ne faut pas cacher les inégalités, mais le mouvement de fond est là, et c'est ça qui structure ce qu'on est en train de se dire.

Il y a aussi la place du numérique, on a le sentiment que toutes ces applications qui nous aident à faire nos courses, à chercher un appartement, à organiser nos tâches, ça nous fait gagner du temps. Mais est-ce que finalement, ça ne nous rend pas un peu aussi esclaves de ce temps-là ?

C'est-à-dire qu'on n'a jamais fait autant de choses, dans une journée ou dans une semaine, depuis l'invention de l'humanité. C'est ça dont on ne se rend pas compte. Je dis souvent on vit 700.000 heures, on travaille 70.000, on fait 30.000 heures d'études, et on dort 200.000 heures aujourd'hui. Mais avant, on ne vivait que 500.000 heures, 400.000 heures etc, et on travaillait 150 à 200.000 heures. Donc ça veut dire que le temps est en expansion puisque nos vies s'allongent depuis la guerre, et avant déjà. On a donc de plus en plus de temps, et surtout on fait de plus en plus de choses, et donc on est saturé.

Et le numérique, ça crée une civilisation du double proche : il y a le proche numérique, j'ouvre mon ordinateur, je suis instantanément en contact par exemple avec vous, avec un film, avec un voyage au Japon. Et puis il y a l'autre proche : je sors dans la rue, je vais au marché, je vois les gens, je dis bonjour, au bar, etc, et on vit dans ce "double proche". Et le lien entre les deux, c'est la livraison. 21 millions des Français ont un compte à Amazon, le télétravail, c'est de la livraison, la culture passe essentiellement par l'écran. C'est tout ça qui se bouscule.

Mais quelque part, on n'a jamais eu autant de temps, on n'a jamais fait autant de choses. On fait par exemple 2000 ou 3000 fois l'amour ; nos grands-parents, c'était 300 ou 400 fois. Ce n’est pas que ça soit quantitatif, mais c'est pour faire rire un peu, en donnant un ordre de chiffres.

On fait de plus en plus de choses, on a jamais fait autant de créativité. C'est ça qu'il faut dire, alors qu'on éclaire que ce qui ne marche pas, qui existe aussi, bien entendu. Et là, si vous voulez, il y a une liberté créative de l'individu qui est passionnante à regarder. 60% des Français ont un jardin. 80% d'entre eux ont un animal. On peut prendre des chiffres comme ça, qui sont des symboles de bonheur.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.