Yann Bouvier, professeur d’histoire : "la transmission du savoir vient relativiser le récit religieux"
Yann Bouvier est enseignant-chercheur associé au Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC). Il est professeur d'histoire et de géopolitique. Un passionné au point d'avoir créé sur TikTok le programme court YannToutCourt, dans lequel il revient sur nos certitudes qui parfois, pour ne pas dire souvent, sont erronées. Avec la complicité du dessinateur Eloi Chevallier, il a signé Microcosmes - L'histoire de France à taille humaine aux éditions First.
franceinfo : Microcosmes est un roman graphique construit autour de 12 portraits, 12 époques, 12 microcosmes, qui mêlent la petite et la grande histoire. L'histoire est donc un récit et en même temps l'étude critique du temps qui passe.
Yann Bouvier : Oui, effectivement, il y a une appétence des Françaises et des Français pour l'histoire qu'on connaît bien. Mais il y a deux manières aujourd'hui de l'aborder. D’un côté, des politiques, des personnalités, des présentateurs, parfois des pseudo-historiens vont l'utiliser comme un conte finalement en lorgnant du côté du roman national et de l’autre, il y a l'histoire disciplinaire qui est celle des historiens, études critiques des sources, confrontations, présentation au public d'un éventail de faits suffisamment larges pour qu'ils puissent se faire un avis sur les phénomènes et les faits qui sont présentés.
"’Microcosmes’ a beau être un roman graphique, une très épaisse bande dessinée, c'est un livre d'historien relu par des historiens universitaires."
Yann Bouvierà franceinfo
Vous teniez beaucoup à cela ?
Oui, mais c'est nécessaire. La vulgarisation digne de ce nom, c'est justement ce récit, ce médium qui permet de créer le pont entre la recherche et le grand public. Il y a des ouvrages qui se présentent comme étant des livres de vulgarisation, mais qui, n'étant pas animés par ce souci de la rigueur, par ce souci de la nuance, ne sont en fait pas vraiment des ouvrages de vulgarisation.
Au départ, vous avez eu une enfance très difficile. Vous avez été placé. On a l'impression que l'Histoire vous a apporté finalement cette chaleur humaine.
Ça ne fait pas très longtemps que j'ai eu cette prise de conscience. Oui, enfance difficile, placé à cinq ans en foyer, puis en famille d'accueil. Et mes premiers souvenirs de rapport à l'histoire remontent à cette époque. Je prenais les encyclopédies Nathan et je ne lisais que les pages d'histoire, je regardais la série animée : Il était une fois… sur l’Homme, les explorateurs, les découvreurs. Ce qui me fascinait, c'était cette possibilité, de plonger, même mentalement dans un univers différent. Je crois que c'était effectivement une mise à distance de ce présent qui m'était beaucoup trop douloureux. J'en ai pris conscience récemment et ça va même plus loin, il y a des éléments de généalogie qui sont assez incroyables et que j'ai découvert à la fin de mes études, mais je ne vais pas m'appesantir dessus. Oui, l'histoire m'a sauvé d'une certaine manière.
Vous parlez de la généalogie dans cet ouvrage, de l'importance de vous occuper parce que c'est de ça qu'il s'agit, des petites gens. Ces personnes, ces villageois qui finalement nous raccrochent à l'histoire aussi parce que vous êtes allé remettre ces villageois dans le contexte de l'histoire et vous les avez incorporés à une frise alors que d'habitude on part de têtes couronnées, de gens très connus. Là, vous avez fait l'inverse.
"Si on prend la loupe et qu'on zoome, on va observer des parcours individuels, on va se rendre compte qu’au-delà de la norme, au-delà de la règle, il y a l'exception. Ignorer l'exception, ce n'est pas comprendre l'histoire et c'est toute la démarche de ce livre."
Yann Bouvierà franceinfo
J'insiste sur la micro histoire, le microcosme, l'histoire de France à taille humaine, c'est une question d'échelle. Ça ne veut pas dire qu'on ne s'intéresse pas aux individus qui gravitent dans des cercles autour des puissants. Cette approche micro historique permet surtout de se souvenir que les individus dans l'histoire, dans le passé, ne sont pas ballottés par les événements. Ils y gardent une marge d'autonomie, une marge de manœuvre, une marge de liberté et donc, c'est une approche qui n'a pas vocation à remplacer les autres, mais à la compléter et ça n'existait pas jusqu'alors en terme de vulgarisation grand public.
Évidemment, on va parler de ce qui blesse. Le 16 octobre 2020, Samuel Paty a été tué et décapité par un terroriste tchétchène pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves lors d'un cours. Comme l'écrivait le journal Libération, c'était "La première fois que le terrorisme s'invitait à l'école républicaine, sanctuaire du savoir, de l'enseignement laïque et de la liberté d'expression". Le 13 octobre dernier, à Arras, Dominique Bernard, professeur de lettres au collège Gambetta, a également été tué par un terroriste. Le terroriste, à la base, cherchait un professeur d'histoire.
Oui, il cherchait un professeur d'histoire, de géographie. Il y a plusieurs interprétations. Moi, je ne partage pas celle qui consiste à penser que c'est la discipline qui était attaquée en elle-même. Je crois que plus simplement, plus basiquement, parce que c'est ce qu'on observe souvent dans le cadre du jihadisme, qu’il y avait en fait peut-être une volonté d'imitation. Je crois que l'ensemble des disciplines scolaires posent problème aux fondamentalistes religieux, qu'ils soient issus de l'islam ou du christianisme ou de l'hindouisme. Je ne crois pas que les fondamentalistes religieux, quels qu'ils soient, représentent un tropisme sur l'histoire, je pense que ce qui leur pose problème, c'est la transmission du savoir et de ce savoir qui finalement vient relativiser, dirons-nous, le récit religieux.
Que représente ce livre pour vous ?
Trois ans d'un travail épuisant. J'ai cru naïvement que j'allais écrire et puis qu'ensuite Eloi Chevallier, au dessin, allait faire tout le reste et que j'allais pouvoir me tourner les pouces. Et en fait, non, parce que ma rigueur maladive a voulu transformer ce livre en encyclopédie aussi visuelle, historique, avec des dessins d'une très grande rigueur et d'une très grande précision. On regardait tous les détails, j'ai demandé des corrections et corrections pas possibles au pauvre Eloi Chevalier qui a vraiment fait un boulot formidable. J'avais ce souci de la rigueur, il l'a partagé avec moi et donc ça a été pour nous deux effectivement, des années de travail intense et une satisfaction réelle derrière.
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