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Soupçonnés de provoquer des cancers, des respirateurs Philips sous surveillance

Les soupçons se multiplient autour des respirateurs Philips, dont la mousse défectueuse pourrait être dangereuse pour la santé. Il y a un an, l’industriel néerlandais s’était engagé à retirer du marché tous les appareils mais plus d'une centaine de milliers de Français continuent de respirer avec ces machines.

Article rédigé par Stéphane Pair
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Un homme atteint d'apnée du sommeil dort avec un respirateur (illustration). (GRANDRIVER / GETTY)

En juin 2021, sous la pression d’usagers américains, Philips lance une alerte de sécurité et décide de rappeler 5,3 millions de respirateurs et ventilateurs, des appareils qui permettent aux personnes souffrant d’apnée du sommeil de mieux respirer la nuit. Parmi ceux qui utilisent ces respirateurs, quelque 382 000 enregistrés en France.

L’une des raisons de ce rappel : la mousse en polyuréthane qui insonorise l’intérieur des machines peut se dégrader en particules chimiques directement inhalées par les utilisateurs. Un possible risque de cancer est évoqué par le géant néerlandais.

Malgré l'alerte, 128 000 Français les utilisent toujours

Près d’un an et demi après cette alerte, au moins 128 000 Français utilisent toujours ces machines chaque nuit. Contacté par franceinfo, Philips France reconnaît que le plan de rappel a pris beaucoup de retard à cause de "la pénurie de composants électroniques et de matières premières et du volume d’appareils à produire". Le groupe affirme que 60% des respirateurs et ventilateurs défaillants ont été remplacés ou sont en passe de l’être. D’ici la fin de l’année 2022, assure Philips, 97% des rappels auront été effectués avec une majorité d’appareils neufs et d’autres "corrigés" avec une nouvelle mousse.

À ce jour, aucune étude scientifique n’établit de lien avéré entre l’utilisation des machines concernées par le rappel et le cancer. Mais aucune étude épidémiologique fiable ne permet non plus d’exclure le risque cancérigène, ont souligné à plusieurs reprises les épidémiologistes interrogés ces derniers mois par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) qui s’est saisie de ce dossier sanitaire.

Un entre-deux très anxiogène pour les patients sur lequel l’ANSM a tranché. Elle engage tous les patients à continuer à utiliser leur machine sous peine de complications celles-là connues : somnolence, sur-risque cardiovasculaire, aggravation de l’insuffisance respiratoire. Sur les forums internet où échangent des usagers atteints du syndrome de l'apnée du sommeil, l’angoisse est réelle. Les questions fusent sur les délais de remplacement, le manque de transparence du constructeur, les démarches à faire pour porter plainte.

Un groupe Facebook consacré au rappel Philips et créé en janvier 2022. (CAPTURE D'ECRAN FACEBOOK)

Un nombre croissant d'entre eux n'hésitent pas à faire le lien entre leur respirateur et l'apparition de troubles de santé : maux de tête, asthme, apparition de nodules voire de cas de cancer. C'est le cas de Violette*, 62 ans. Elle a chanté de manière semi-professionnelle aux quatre coins des Hauts-de-France pendant plus de 30 ans. Quand on lui prescrit sa Dreamstation Expert fin 2020, elle souffre d'apnée du sommeil mais pas de problèmes respiratoires, comme semblent l'attester une radio et un compte-rendu médical certifié d’un médecin généraliste que nous avons consulté.

"Avant, je n'étais jamais essoufflée. Je faisais énormément de concerts, donc au niveau voix et souffle, franchement, je n'étais jamais essoufflée."

Violette

à franceinfo

Au fil des nuits, Violette a des problèmes croissants pour respirer. Elle signale à son médecin de la fatigue, des œdèmes, de l’irritation des yeux, du visage, des inflammations. À sa demande, Violette change plusieurs fois de masque, puis de respirateur. En avril 2021, l'affaire éclate. "Un jour, j'ai entendu parler de cette affaire Philips, poursuit-elle. Donc j'ai insisté auprès de mon médecin qui m’a dit : 'On va faire des examens poussés'. Et puis on a trouvé une tumeur au lobe supérieur gauche de mon poumon. Un mois après, la tumeur avait augmenté donc le lobe complet a été enlevé. Mais par contre, au vu des résultats, c’était bien cancéreux. Donc d'ici huit jours, j'entame des séances de chimio."

"On n'a pas la garantie que c'est ça, mais bon, il y a de grandes chances quand même que ce soit cet appareil qui m’a détruit la santé. Philips n'aurait pas rappelé les appareils comme ça."

Violette

à franceinfo

Violette utilise désormais un respirateur d'une marque concurrente de Philips. Elle dit ne plus ressentir de gêne. Comme 1 425 autres usagers des machines défaillantes, Violette a franchi le pas et rejoint une action collective en vue d’une plainte civile contre le géant Philips pour "défaut d'information" notamment. .

Le 20 juin 2022, le pôle de santé publique du Parquet de Paris ouvrait une enquête préliminaire pour mise en danger de la vie d'autrui, tromperie aggravée et administration de substances nuisibles. Sur son bureau, une vingtaine de plaintes en attente et huit plaintes enregistrées dont quatre sont liées à des cas de cancer. Selon nos informations, une centaine de Français, dont plus d’une dizaine de cas de cancer du poumon, ont également l’intention de porter plainte au pénal contre Philips. Enfin l’ANSM a reçu à ce jour près de 3 074 signalements d'effets indésirables dont 159 mentionnent un cancer.

En avril 2022, Philips refuse de révéler la composition de sa mousse

En France, la Féderation française des associations des malades, insuffisants ou handicapés respiratoires, qui représente 51 associations de malades respiratoires, s'est très tôt positionnée sur cette affaire peu médiatisée qu'elle n'hésite pas à comparer à celle du Médiator. En avril 2022, Philips refuse de communiquer à la FFAIR la composition exacte de sa mousse en polyuréthane, l'identité du producteur et les études qui font dire au groupe devant l'Agence nationale de sécurité du médicament que le risque de cancer n'est pas avéré.

La Fédération de malades a décidé de citer Philips à comparaître le 16 novembre 2022 devant le tribunal judiciaire de Nanterre pour l'obliger à donner ses documents. Christian Trouchot, de la FFAIR, dénonce un manque de transparence au détriment des patients : "Le soir, on est bien obligé de se servir de la machine. Et quand on se met le masque sur le nez, on se dit : Qu'est-ce que je respire ? Est ce qu'on est sûr de la mousse ?"

"Et là, on n'a aucune étude, on n'a rien. Philips n'est pas capable d'en fournir ou ne veut pas en fournir."

Christian Trouchot

à franceinfo

Depuis le rappel de ces respirateurs, l'ANSM recommande à tous ceux qui utilisent encore les machines Philips de ne pas stopper leur traitement. Une recommandation qui s'appuie largement sur les conclusions et les travaux de deux éminents membres de sociétés dites savantes : le professeur Frédéric Gagnadoux, président de la Société française de recherche et médecine du sommeil, et le professeur Jésus Gonzalez, vice-président de la Société de pneumologie de langue française. Tous deux ont écarté très tôt, y compris dans la presse, les liens entre la mousse en polyuréthane et l'apparition de cancers.

"Ne me croyez pas à 100%, puisque j'ai quelques conflits d'intérêt"

Le 29 septembre dernier, lors d'une réunion dite des parties prenantes devant l'ANSM, le Pr Jésus Gonzales suggérait même la prochaine levée du rappel des respirateurs. Problème : ces cinq dernières années, ces deux médecins ont tous deux été rémunérés à hauteur de quelques milliers d’euros par le groupe Philips pour effectuer des congrès, des formations comme le disait ouvertement le Pr Jésus Gonzales devant l’Agence national de Santé le 8 juin 2022. "Je travaille avec tous les fabricants sans exception, indiquait-il lors de l’audition publique réalisée par le comité d’experts de l’ANSM. Je ne suis pas salarié d'un des fabricants, mais je donne des conseils et je participe à des formations. C'est important que je le dise. Donc ne me croyez pas à 100 % puisque j'ai quelques conflits d'intérêt."

En plus de réunions sponsorisées, le Pr Gagnadoux (qui n’a pas souhaité répondre à nos questions) a quant à lui été rémunéré par Philips en tant qu’investigateur d’études cliniques selon sa déclaration d’intérêt 2019 consultée par franceinfo. L’étude française pilotée par le Pr Gagnadoux du CHU d'Angers a fait l’objet d’une publication dans le journal European Respiratory Society en avril dernier. Cette étude est citée par le groupe Philips comme l’une des deux études "indépendantes" sur le sujet. Des situations de potentiels conflits d’intérêt, étrangement éludées par l’ANSM lors de ses dernières réunions, qui ne sont pas de nature à rassurer les usagers de respirateurs et de ventilateurs Philips, ni les associations qui les représentent.

Philips mis en demeure par ses actionnaires aux Pays-Bas pour défaut d'information

Ce manque de transparence du groupe néerlandais est également dénoncé par les actionnaires de Philips aux Pays-Bas. Au mois de septembre, la puissante association d'investisseurs privés VEB (Vereniging van Effectenbezitters) basée à La Haye, a mis en demeure Philips pour défaut d'information des marchés.

La VEB, qui a entamé des négociations avec le groupe, estime le préjudice à 16 milliards d'euros. Armand Kersten, son porte-parole, explique à franceinfo : "Ce qu'on reproche à Philips, c'est d'avoir tardé à informer les marchés sur les problèmes graves avec les respirateurs, souligne-t-il. L'Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) a constaté lors de perquisitions que le directeur de Philips aux Etats-Unis était déjà au courant d'un problème concernant ces mousses dès janvier 2020, peut-être même dès 2015. Philips n’a informé les marchés que le 26 avril 2021. Le prix en bourse de l'action s'est effondré de 50% en un an."

"Pour nous, conclut Armand Kersten, ce défaut d'information des marchés constitue une infraction du règlement sur les abus de marché de l'Union européenne qui oblige les sociétés à rendre dès que possible publiques des informations privilégiées. C'est grave."

* Le prénom a été modifié

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