"Être ici, c’est comme être morte" : le témoignage de deux femmes françaises de jihadistes, qui demandent à être rapatriées de Syrie
En Syrie, la situation des familles françaises de jihadistes se dégrade jour après jour. Elles se heurtent au refus des autorités de les rapatrier. Deux Françaises, déterminées à rentrer chez elles, ont accepté de témoigner auprès de l'envoyé spécial de franceinfo.
Dans le camp de Roj, au nord-est de la Syrie, région autonome contrôlée par les Kurdes, les jours passent et se ressemblent. Les enfants errent au milieu des tentes blanches qui s’étalent à perte de vue alors que le quotidien des mères est rythmé par les tâches ménagères. Estelle est l’une d’entre elles. Cette Versaillaise de 31 ans, qui se présente le visage découvert, les cheveux longs et détachés, a cessé de s’alimenter depuis le dimanche 21 février : “C’est très difficile, s’occuper des enfants devient un combat. Parce qu’on ressent la faim, on ressent la faiblesse aussi. On a le cœur qui bat très très fort, on a mal à la tête du matin au soir, mais on garde espoir que l’on va sortir d’ici.”
Pour la France, elles devraient être jugées en Syrie
Estelle fait partie de la dizaine de Françaises qui ont entamé une grève de la faim pour demander leur exfiltration vers la France ainsi que celle de leurs enfants. Quelque 80 femmes françaises, qui avaient rejoint l'État islamique, et 200 enfants sont détenus dans les camps kurdes de Syrie. Jusqu'à présent, la France a maintenu une politique de retour au cas par cas pour ces enfants. Trente-cinq, dont 18 orphelins, ont été rapatriés jusqu'ici. Paris considère que les adultes devraient être jugés sur place.
Estelle est à Roj depuis plus de trois ans. Elle reconnaît avoir commis une erreur en venant en Syrie, au printemps 2014. Elle dit ne boire que de l’eau au-delà du café du matin, et avoir perdu quatre kilos. Estelle est prête à aller jusqu’au bout de sa grève de la faim : "Je suis déjà tombée, il y a deux jours. J’ai été amenée à l’hôpital et perfusée sous sérum, on m’a donné des vitamines et je suis rentrée chez moi." Ce "chez moi", c’est une tente qu’Estelle partage avec ses trois enfants, âgés de dix, huit et cinq ans. Le dernier est né en Syrie, où le froid glacial de l’hiver s’éternise.
Ma seule faute, c’est d’être venue ici, c’est tout.
Estelleà franceinfo
À Roj, la vie est suspendue, sans aucune perspective de jugement sur place : "On sait que les gens nous détestent, mais j’aimerais leur faire comprendre qu’on n’est pas toutes pareilles, souffle Estelle. On a fait une erreur, chacun mérite d’être jugé, mais on n’a pas de jugement, on ne sait pas de quoi on est accusées."
En France, des parlementaires et des avocats ont lancé des appels pour demander une nouvelle fois de rapatrier les femmes et les enfants français retenus dans les camps en Syrie. Sans succès. Selon le Croissant Rouge kurde du camp de Roj, deux Françaises sont dans un état critique, l’une souffrant d’un cancer du côlon et l’autre de diabète. La mère d'une de ces Françaises a elle aussi entamé une grève de la faim pour le rapatriement de sa fille malade et de ses petits enfants.
Les enfants d’Estelle vivent, comme tous les autres dans le camp, sans scolarité. Ils sont nourris grâce aux rations des organisations humanitaires : huile, riz, lentilles et sucre, tout le reste est payant.
J’ai envie de voir mes enfants grandir, non pas avec des cailloux du matin au soir.
Estelleà franceinfo
Estelle a été transférée à Roj en octobre 2017 après son arrestation par les forces kurdes alors qu’elle tentait de fuir la ville de Mayadin, dans l’est de la Syrie. Son mari, également français, a été jugé à Bagdad, en Irak, où il a été condamné à la peine de mort. Cette grève de la faim, c’est le seul moyen qu’Estelle a trouvé pour se faire entendre : "On n’a plus la possibilité de parler à personne, aucune possibilité de se défendre. C’est un appel à l’aide, pour montrer qu’on est déterminées à mettre nos vies en danger pour pouvoir rentrer chez nous."
Placer les enfants pour "ne pas être égoïste"
Cette détermination est partagée par Saïda, 33 ans, originaire de Marsillargues, petite commune dans l’Hérault, proche de Montpellier. Contrairement à Estelle, sa voisine dans ce camp de Roj, Saïda a accepté de laisser ses deux enfants, de 12 et 5 ans, rentrer en France le 9 juin 2019. Ils ont été placés en famille d’accueil dans la région de Montpellier. Une décision difficile à prendre : "Oui, c’était très très dur. Je n’ai aucun moyen de parler avec eux. Là, j’ai des nouvelles par la Croix Rouge, mais en général, je n’en ai pas trop. C’est vrai que c’est un sacrifice pour moi, mais je ne voulais pas être égoïste, je voulais penser à eux d’abord. Ma fille est une bonne élève, elle m’a écrit une lettre – elle écrit trop bien, elle dessine trop bien... Tout va bien, quoi."
Comme Estelle, Saïda n’a pas attendu la chute de Baghouz, dernier bastion du groupe État islamique, en mars 2019, pour se rendre aux forces kurdes. Elle a fui Raqqa, capitale autoproclamée du "califat" de Daech, en juin 2017, en pleine bataille, au milieu des civils syriens, en compagnie de ses enfants et de son mari, également français. Comme le mari d’Estelle, ce dernier a été transféré et jugé à Bagdad, où il a été condamné à mort. Ancienne auxiliaire de vie, Saïda ne porte ni le niqab ni le voile. Elle dit avoir rejoint la Syrie par amour. Elle a été arrêtée par les forces kurdes, emprisonnée pendant six mois avant d’être transférée dans le camp de Roj.
Je suis venue ici sur un coup de tête, j’ai pris la décision en une semaine, sans réfléchir. Et dès que je suis arrivée ici, j’ai vite regretté. J’ai voulu partir, mais ça a été compliqué, parce que c’était comme une prison.
Saïdaà franceinfo
Aujourd’hui, Saïda est à bout. La distance qui la sépare de ses enfants, les conditions de vie difficiles dans le camp l’ont poussée, un jour, à prendre la fuite : "En fait, la grille était ouverte depuis trois semaines, ça m’a tentée. Un soir, je suis partie. J’étais avec une Belge, on a marché, on s’est retournées, on a regardé le camp, on s’est dit : c’est fini ! On pensait qu’on était libres… mais quelqu’un nous a interceptées, le gardien d’un champ de pétrole. Et on a été embarquées au poste."
Des responsabilités assumées
Cette première tentative d’évasion pourrait ne pas être la dernière, menace Saïda, qui, après bientôt quatre ans aux mains des forces kurdes, a épuisé tous les recours juridiques : "En fait, si on ne vient pas me chercher, je m’enfuirai de nouveau, car je ne compte pas rester les bras croisés toute ma vie."
Selon le Centre d’analyse du terrorisme (CAT), treize femmes jihadistes françaises capturées par les forces kurdes, soit 10 % des Françaises détenues en Syrie, sont présumées en fuite. C’est le cas notamment d’Hayat Boumedienne, la veuve d’Amedy Coulibaly, le terroriste qui a tué une policière à Montrouge, le 8 janvier 2015, puis quatre otages dans un supermarché Porte de Vincennes, à Paris, le lendemain.
Loin de ses enfants, Saïda dit être prête à rendre des comptes à la justice française, à assumer ses responsabilités et à être jugée pour ce qu’elle a fait : "Nous, on a vu qui est Daech, on a vu ce qu’est l’État islamique, on a vécu avec eux, on a vu ce qu’ils ont fait. C’est nous qui avons voulu les quitter, c’est nous qui avons voulu partir. On était prisonniers chez eux et on ne compte pas faire des attentats en leur nom. En fait, quand je me suis enfuie, je me suis dit que même si je me prenais des balles, je m’en foutais, car être ici, c’est comme être morte."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.