Enquête
La corruption de "basse intensité" : comment des agents du service public cèdent aux sirènes de l'argent

Cette corruption se déroule à bas bruit dans les couloirs des services publics. Des élus et des fonctionnaires rendent des services à des délinquants contre rémunération, notamment en divulguant des informations sensibles contenues dans des fichiers administratifs.
Article rédigé par Yannick Falt
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Un policier devant son ordinateur. Phto d'illustration. (SÉBASTIEN BIRDEN / MAXPPP)

C'est une réalité qui inquiète les autorités. La corruption dite de "basse intensité" qui concerne les élus, fonctionnaires ou contractuels travaillant pour l'État, comme pour ce policier parisien placé en détention provisoire car il est soupçonné d’avoir revendu des centaines de fichiers de police. Quand on évoque cette corruption, il s'agit de services payants rendus à des délinquants voire au grand banditisme. On l'appelle aussi "corruption du quotidien" ou "corruption de facilitation".

Par exemple, à Beauvais en mars, un vaste trafic de voitures volées est démantelé. Un policier adjoint supprimait leurs immatriculations des fichiers de police pour qu'elles soient légalement remises en circulation. Il y a une centaine de véhicules au total dont des voitures de luxe. Ce policier est suspecté d'avoir touché 600 euros par véhicule radié et d'avoir empoché en tout plus de 60 000 euros alors qu'un gendarme faisait également des consultations illégales de fichiers de police au profit du réseau démantelé.

Des données à haute valeur ajoutée

Ces fichiers sont au cœur de la corruption comme les fichiers d'immatriculation, du permis de conduire, des antécédents judiciaires ou des personnes recherchées. Il s'agit de données à haute valeur ajoutée. "Les richesses de l'administration, en France ou ailleurs, ce sont les bases de données, explique le commissaire Thomas de Ricolfis, numéro 3 de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), la police des polices, et ancien patron de l'office anticorruption. Donc on a les fichiers de police, les fichiers des impôts ou le casier judiciaire. Donc tout ça, ce sont des informations qui ont une très forte valeur pour les groupes criminels. Parce qu'à travers ces informations, ils peuvent savoir si on travaille sur eux, si on prépare des opérations sur eux ou s'ils font l'objet de recherches. C'est un peu comme un délit d'initié boursier."

"Ce sont des informations qui ont une très forte valeur qu'ils sont prêts à acheter pour se prémunir des actions répressives des services de police ou de gendarmerie ou des poursuites de la justice."

Thomas de Ricolfis, IGPN

à franceinfo

En octobre, deux policiers de la région parisienne ont été condamnés à de la prison avec sursis pour consultation illégale de fichier au profit d'un tiers. L'un d'eux a même géolocalisé une femme pour rendre service à un amoureux éconduit après avoir transmis un faux document au procureur...

Cette corruption ne concerne pas que les policiers et gendarmes, loin de là et les exemples ne manquent pas. Un officier d'état civil qui délivre de faux certificats de naissance pour une filière de sans-papiers à Lille. Un fonctionnaire préfectoral à Bayonne qui manipule le fichier des permis de conduire en ajoutant des points. Une greffière à Saint-Nazaire qui est soupçonnée d'avoir transmis des informations à des trafiquants de drogue alors qu'elle travaillait pour un juge d'instruction.

Et même, cas extrêmes : les dockers du Havre qui aident à faire passer de la cocaïne avec la technique du "Rip-Off" : ouverture des containers pour récupérer la drogue avant de replacer un scellé contrefait. Ou encore un douanier de Roissy qui ferme les yeux sur au moins dix valises chargées de coke et 40 000 à 50 000 euros reçus par bagage.

Une corruption à bas bruit

Ces faits passent souvent sous les radars car il s'agit d'une corruption à bas bruit qui apparaît en général dans d'autres enquêtes. "C'est une infraction qu'on va découvrir à l'occasion d'une enquête sur une procédure principale, indique Jean-Michel Bolusset est le patron de la police judiciaire à Reims. Ce commissaire a écrit un rapport sur le sujet pour l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI). On va prendre un trafic de stupéfiants, par exemple pour un trafic de faux documents ou d'armes, et on va se rendre compte à l'occasion de l'enquête qu'un individu compromis intervient à tel ou tel degré du processus criminel pour faciliter ou rendre possible la commission de l'infraction principale."

Cette corruption concerne souvent des personnes mal payées, cibles privilégiées du crime organisé, et à laquelle n'échappent pas les élus. Il y a les nombreuses affaires de favoritisme dans l'attribution de logements sociaux, marchés publics ou permis de construire, mais pas seulement. La maire de Canteleu en Seine-Maritime a été mise en examen pour complicité de trafic de stupéfiants, soupçonnée de liens avec des dealers d'héroïne. 

Un manque de transparence

Les collectivités doivent désormais élaborer un plan de prévention de la corruption mais sans réelle obligation. Il n'y a ni vérification ni sanction. La France a en plus du chemin à faire sur le droit d'accès aux documents administratifs pour l'ONG anticorruption Transparency International. "Lutter volontairement contre la corruption, c'est aussi accepter de communiquer des documents administratifs communicables, rappelle Kevin Gernier, de Transparency International. L'exemple canonique, c'est le temps qu'il a fallu à la mairie de Paris pour communiquer les documents relatifs aux frais de représentation de la maire de Paris. La Ville de Paris a fini par se plier à l'avis du Conseil d'Etat."

"Juridiquement, la mairie de Paris ne s'est pas retrouvée dans une situation hors-la-loi mais elle a quand même mis beaucoup de temps. Elle a utilisé tous les recours possibles et imaginables pour contester la communication de ses notes de frais à un journaliste néerlandais qui en faisait la demande."

Kevin Gernier, de Transparency International

à franceinfo

Dans le dernier classement de Transparency International sur la perception de la corruption, la France est 21e sur 180 pays. Il n'y a rien de dramatique mais le pays peut mieux faire car il est loin derrière les pays d'Europe du Nord. Selon les chiffres officiels, les atteintes à la probité ont augmenté de 28% entre 2016 et 2021. Mais difficile de savoir si c'est la corruption qui s'étend ou les enquêtes qui progressent. En clair, si la température augmente ou si c'est le thermomètre qui est plus efficace. 

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