"Ça nous a coupé les jambes" : près de Lyon, la dernière usine française de fabrication d'eau de Javel Lacroix est menacée de fermeture

À Rillieux-la-Pape, près de Lyon, l'annonce de la fermeture à l'automne prochain de l'usine Cotelle secoue toute la ville. Il s'agit de la dernière usine française où sont fabriqués les célèbres berlingots d'eau de Javel Lacroix, depuis plus de cent ans.
Article rédigé par Camille Marigaux
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Les salariés se sont rassemblés devant l'usine de Rillieux-la-Pape, pour un bref débrayage, le 23 février 2024. (CAMILLE MARIGAUX / RADIO FRANCE)

"Lacroix élimine facilement nos traces." À Rillieux-la-Pape, près de Lyon, des bidons de Javel vides et des banderoles avec quelques jeux de mots amers sont accrochés sur les grilles de l'usine Cotelle. 120 ans après l'ouverture de l'usine, sa fermeture annoncée fin janvier est un coup de massue pour les 104 salariés, une quinzaine d'intérimaires concernés et les habitants.

Lacroix a été rachetée par l'Américain Colgate-Palmolive à la fin des années 1980 mais aujourd'hui, ce fleuron industriel est menacé : l'usine de Rillieux-la-Pape, où sont produits les célèbres berlingots et de l'adoucissant (Soupline), doit fermer ses portes à l'automne prochain.

"C'est une entreprise familiale, elle est là depuis toujours"

Une cinquantaine de salariés se sont réunis, vendredi 23 février, devant l'usine. "J'ai eu 43 ans le jour où ils ont annoncé la fermeture, le 31 janvier. Donc ça a été un super cadeau d'anniversaire", raconte José. Comme tous les autres, ce salarié parle de la Cotelle comme d'une famille, où il travaille depuis 17 ans. "Mes tantes y ont bossé, mon père y a bossé en intérim quand il était plus jeune. C'est une entreprise familiale, elle est là depuis toujours. Elle fait partie des plus grosses boîtes de Rillieux-la-Pape, explique-t-il. Ce sont eux qui nous donnent à manger et aujourd'hui, ils nous mettent à la rue. J'ai de la colère parce que j'ai passé du temps ici et j'aimerais en passer encore."

Des banderoles dénonçant la fermeture annoncée de l'usine, ce qui menace 104 familles et une quinzaine d'intérimaires, ont été attachées sur les grilles de l'usine. (Camille Marigaux)

La majorité des salariés ont plus de trente ans d'ancienneté, beaucoup sont proches de la soixantaine. C'est le cas de Maria, bientôt 57 ans, qui a passé sa vie à conduire des machines de production sur le site. L'annonce de la fermeture "nous a coupé les jambes et on ne comprend pas, raconte-t-elle, emmitouflée dans son écharpe, les larmes aux yeux. L'avenir, on le trouve moche. J'ai acheté exprès à côté il y a deux ans et là, je ne sais pas. Je me disais que la Cotelle a les reins solides, elle existe depuis plus de cent ans. J'avais tout faux." Pour l'instant, il n'y a pas vraiment eu de discussion entre les syndicats et la direction de Cotelle. Le comité social et économique doit à nouveau se réunir mercredi. 

Les volumes produits baissent

Aujourd'hui, la Cotelle fabrique 50 000 tonnes de Javel Lacroix par an mais le groupe Colgate-Palmolive veut transférer l'activité, en Belgique peut-être ou ailleurs en France car, sauf pendant la pandémie de Covid, les volumes produits ont baissé : moins 46 % depuis 2007. La faute aux consommateurs qui boudent le célèbre berlingot vert, blanc et rouge et aux normes de plus en plus strictes.

Des pancartes réalisées par la CGT, "Lacroix élimine facilement notre trace", "Colgate tue Cotelle", affichées sur les grilles. (Camille Marigaux)

Mais il y a des solutions, explique Didier, qui travaille dans la maintenance et constate cette baisse depuis des années : "On le voit bien, il y a des machines qui s'arrêtent, il n'y a rien qui est fait pour mettre des nouveaux produits. On emballe de la Javel or, en ce moment, c'est plutôt la mode d'utiliser du vinaigre donc pourquoi on n'irait pas emballer du vinaigre ? Vous voyez, ce n'est pas très compliqué", propose-t-il. L'entreprise Cotelle cherche un repreneur et si elle échoue, le site devra bel et bien fermer.

Une page de l'histoire de Rillieux-la-Pape se tourne

Avec cette fermeture, qui serait pour le mois de septembre, c'est toute une page de l'histoire de Rillieux-la-Pape qui se tourne. Juste derrière l'usine, il y a ce qu'on appelle la cité Cotelle, où vivaient les ouvriers et même les directeurs dans les années 1930. "C'est un peu comme la sortie ou l'entrée des usines Lumière", note Jean Bourdin, 81 ans. Il a travaillé pour la Cotelle et, avec la Société d'histoire et du patrimoine de Rillieux-la-Pape, il a réalisé une vidéo sur l'usine au début du XXᵉ siècle. "Il y avait certainement 300 employés. Ça faisait vivre énormément de monde. Si je prends mon père, par exemple, qui était agriculteur et qui ne s'en sortait plus, il a été embauché à la Cotelle a plus de 50 ans et il y est resté jusqu'à sa retraite", raconte-t-il.

Juste à côté, dans la cuisine, sa femme Monique fait un peu de ménage. Elle le reconnaît, elle n'utilise presque plus de Javel Lacroix. "Je l'utilise uniquement pour nettoyer la poubelle ou pour la cuvette des WC. Mais ce n'est pas de la Javel Lacroix, c'est du gel Javel, explique-t-elle. On passe à d'autres choses, c'est tout." D'autres n'utilisent plus du tout de Javel.

Deux millions d'euros de bénéfices

Pourtant, la Cotelle reste bénéficiaire de 2 millions d'euros l'an dernier, selon les syndicats. Un chiffre qui fait tache pour Jean Martin, délégué CGT : ces bénéfices ont été conservés aussi parce que les prix de l'eau de Javel, eux, ont augmenté.

"On ne peut pas gommer 120 ans d'histoire comme ça, du jour au lendemain. Qu'une entreprise soit en difficulté financière, ça peut se comprendre. Mais une entreprise qui gagne de l'argent, sous prétexte que les volumes descendent, on met tout le monde dehors. C'est incompréhensible."

Jean Martin, délégué CGT

à franceinfo

Les syndicats ont été reçus lundi par le maire de Rillieux-la-Pape et par le député Les Républicains Alexandre Vincendet. De retour à l'Assemblée, il compte interpeller le gouvernement : "Il y a eu un droit d'alerte de la part de représentants du personnel en octobre dernier et en décembre dernier, on leur a dit qu'il n'y aurait pas de fermeture. Un mois après, il y a eu un retournement de situation, on leur a dit qu'en fait, il y avait bien une fermeture. Ça veut bien dire qu'il y avait une volonté cachée de fermer le site, de désindustrialiser, souligne-t-il. On est prêt à casser un outil de production qui fonctionne sur un site qui fait encore du bénéfice." En attendant une réponse politique et des négociations officielles avec la direction, de nouvelles actions coup de poing sont prévues devant l'usine Coutelle. Un prochain débrayage est prévu le 8 mars.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.