Régis Bismuth, professeur de droit : les sanctions américaines créent "une obéissance généralisée"
Régis Bismuth, professeur à l’École de droit de Sciences Po était l'invité de "L'interview éco" jeudi sur franceinfo.
Donald Trump menace de nouvelles sanctions les entreprises liées à l’Iran. Mais les États-Unis peuvent-ils faire la loi dans le monde entier ? Après l’amende de 9 milliards de dollars imposée à BNP Paribas, et celle de 770 millions infligée à Alstom, la question se pose à nouveau. Selon Régis Bismuth, professeur de droit invité de l'interview éco le 10 mai, "il faut que les européens s'unissent", et qu'ils envisagent une action auprès de l'Organisation mondiale du commerce, pour ne pas subir la situation.
franceinfo : Les États-Unis veulent empêcher les entreprises de travailler avec l’Iran, y compris les entreprises françaises. Est-ce qu’ils ont le droit de faire ça ?
Régis Bismuth : Les États-Unis ont naturellement le droit d’interdire à leurs propres entreprises et à leurs propres nationaux d'entretenir des relations commerciales avec des contreparties iraniennes. La question est beaucoup plus délicate lorsqu’il s’agit d’édicter des sanctions à portée extraterritoriales interdisant à des entreprises françaises ou européennes d’avoir des relations commerciales avec l’Iran. Cela peut être éventuellement contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce.
Ils se fondent sur de nombreuses réglementations américaines qui permettent d’adopter des sanctions, et auxquelles est conférée une portée extraterritoriale, notamment en usant de la surpuissance du marché économique américain. C’est ça le levier, évidemment. Il est très délicat pour des entreprises françaises de ne plus avoir accès au marché américain, et le fait pour ces entreprises d’entretenir certaines relations commerciales avec l’Iran, sont susceptibles de leur fermer les portes du marché américain. D’une certaine façon, les États-Unis, pour assurer la prééminence de leurs droits et son application extraterritoriale, usent de leur prédominance économique. C’est transformer d’une certaine façon un privilège économique en privilège juridique.
Depuis combien de temps font-ils ça ?
La portée extra territoriale des sanctions s’est notamment renforcée au début des années 2000, cela existait dans le courant des années 90 et mêmes des années 80, comme par exemple le fameux cas du gazoduc euro-sibérien avec le président américain Ronald Reagan, cependant c’est vrai que c’est une montée en puissance que l’on peut constater depuis la présidence de Barack Obama. Cela peut paraitre surprenant, mais de nombreuses entreprises européennes ont été sanctionnées pour des activités réalisées à l’étranger sous la présidence d’Obama, le cas de la BNP Paribas est emblématique.
À l’époque, l’entreprise avait été sanctionnée d’une amende de près de 9 milliards de dollars, à cause d’opérations financières qui avaient été réalisées par BNP Paribas avec des personnes faisant l’objet de sanctions, notamment à Cuba, en Iran déjà, au Soudan et en Corée du Nord. À l’époque, l’État français avait réagi de manière assez molle, essayant de contester davantage le montant de la sanction, plutôt que son bien-fondé au regard des règles du droit du commerce international. Dans l’affaire Alstom, L’amende infligée était de 770 millions de dollars à l’époque. C’est différent dans la mesure où nous sommes en face d’une discipline qui est celle de la prohibition de la corruption. Dans le cadre de BNP Paribas, il s’agissait de sanctions dans le cadre de la politique étrangère américaine contre certains états. Ici en matière de corruption pour Alstom, nous sommes en face d’une infraction internationale qui n’a été que mollement poursuivie par la France. C’est ce qui a conduit de nombreux états européens, notamment la France via la loi Sapin 2, de renforcer le dispositif anti-corruption. D’une certaine façon, les États-Unis dans ce cadre-là ont été le moteur d’un droit global de l’anticorruption.
Emmanuel Macron était en Allemagne, à Aix-la Chapelle, et pour lui les européens ne doivent pas subir la situation. Que peut-il faire ?
Le président de la République peut essayer d’activer plusieurs leviers au sein des institutions européennes afin de se saisir notamment de la question de la portée extraterritoriale des sanctions américaines. C’est-à-dire le cœur de notre sujet : savoir si les Américains ont le droit d’agir comme ils le font. Et lorsqu’Emmanuel Macron - dans son discours - parle de souveraineté européenne, si l’on constate quelles sont aujourd’hui les sanctions extraterritoriales envisagées par les américains, il s’agirait finalement pour les américains d’imposer à l’Union européenne sa politique étrangère par exemple vis-à-vis de l’Iran.
Plusieurs options sont envisageables : en 1996, l’Union européenne, face à certaines sanctions extraterritoriales américaines visant notamment Cuba, l’Iran et la Libye, avait adopté un règlement de blocage interdisant les entreprises européennes de se conformer aux sanctions américaines, mais cela place les entreprises face à une contradiction d’obligation, ce qui peut être complexe. Il y avait aussi une disposition spécifique dans ce règlement de 1996, l’article 6, qui permettait de poursuivre les entreprises américaines qui bénéficiaient des sanctions imposées aux États-Unis contre les entreprises européennes. C’est du "œil pour œil, dent pour dent", mais cela n’a jamais été mis en œuvre à l’époque, et je crois que s’engager dans cette démarche peut être particulièrement risqué et notamment si on envisage que ces sanctions soient adoptées à l’échelle nationale. Il faut que les européens soient unis, et éventuellement qu’ils envisagent une action auprès de l’Organisation mondiale du commerce que le Président Trump essaye de torpiller sous d’autres aspects.
Est-ce que les entreprises attendent une réponse éventuelle des dirigeants politiques ou est-ce qu’elles obéissent à Donald Trump ?
Je crois que, sans réponse ferme de la part de l’Union européenne les entreprises vont se placer dans ce qui existe depuis plusieurs années, un système d’obéissance généralisé, du fait de la menace de sanctions qui en elle-même est suffisante pour obtenir finalement la mise en conformité avec ces réglementations.
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