Guerre en Ukraine : Envoyé Spécial montre les conséquences visibles et invisibles côté russe

Le grand reporter Luc Lacroix est parti à la rencontre des blessés russes que le Kremlin cache. Un reportage saisissant diffusé sur France 2.
Article rédigé par Célyne Baÿt-Darcourt
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Luc Lacroix, reporter à France Télévisions. (franceinfo)

Luc Lacroix est reporter à France Télévisions et a été correspondant à Moscou. Le journaliste a couvert avec son équipe la guerre en Ukraine notamment en suivant les séparatistes pro-russes à Marioupol en mars 2022. Jeudi 15 février dans "Envoyé Spécial" sur France 2, sera diffusé son reportage exceptionnel : "La Russie malade de la guerre". Alors que le 24 février, cela fera deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine, ce documentaire donne la parole, à celles et ceux qui ne l’ont pas, les soldats russes volontaires ou contraints, de retour du front et à leurs proches.

franceinfo : On sait que la Russie est un pays difficile d'accès, aujourd'hui, surtout pour les journalistes qui veulent interroger la population parce que Vladimir Poutine contrôle tout ce qui se dit. Comment avez-vous obtenu les autorisations de tournage ?

Luc Lacroix : C'est le fruit d'un long travail. J'étais correspondant et avec le bureau de Moscou, on a travaillé pendant très longtemps en réactivant tous les contacts qu'on s'était faits pendant ces années de guerre déjà vécues. On a sollicité des gens qu'on avait rencontrés, et même qu'on n'avait pas interviewés à l'époque. C'est donc ce travail-là qui a payé. On a surtout travaillé très vite, c'est-à-dire que dès qu'on avait une piste, on y allait un peu à l'ancienne en fait, en voiture, on ramassait un peu tout ce qu'on pouvait, sans trop savoir à quoi ça allait ressembler à la fin. C'est comme ça qu'on a trouvé ces histoires.

Mais étiez-vous toujours surveillés, accompagnés par des hommes du pouvoir ?

À ma connaissance, on n'était pas suivis. En tout cas, moi, je ne m'en suis pas rendu compte. On sait très bien qu'en Russie, s'ils veulent savoir où on est ou ce qu'on fait, bien sûr, ils en ont la possibilité. Mais moi, je n'ai pas ressenti de pressions directes. Après, il faut être prudent et faire attention notamment aux interlocuteurs avec qui on va parler. Après, il y a des endroits très précis où on était accompagnés, notamment dans un centre de réhabilitation. Ça faisait des semaines qu'on essayait d'aller tourner et là, vraiment, il y avait quelqu'un du ministère local de la Santé qui était là, qui nous attendait et qui nous a suivis pendant tout notre reportage et qui est même intervenu.

Dans votre documentaire, vous interrogez un soldat blessé par un obus à la tête qui vous explique sa difficulté à se réadapter à la vie civile. Et il y a une personne qui interrompt la discussion en demandant de couper la partie où il dit que l'adaptation est dure pour lui pour éviter que les journalistes ne laissent cette partie au montage. Pourquoi cette interruption ?

Parce qu'ils ont peur. Ils ont peur de renvoyer une mauvaise image. Ils ont peur de se faire taper sur les doigts par je ne sais qui, qui est au-dessus d'eux parce qu'on aurait laissé passer une parole discordante. Ce qui est intéressant, c'est que ce soldat commence par dire : "Ici, on s'occupe bien de nous", il est plutôt content, mais dès qu'il commence à dire : "C'est difficile de retrouver ma famille parce qu'il y a des problèmes, etc." Ils interviennent.

"C'est assez typique de la Russie d'aujourd'hui. Il faut vraiment que rien ne dépasse."

Luc Lacroix, reporter à France Télévisions

à franceinfo

Parmi les soldats russes, il y a des professionnels, des volontaires et puis des hommes qui ont été contraints d'aller au front. Est-ce que tous défendent aujourd'hui la position de Vladimir Poutine ? Est-ce que tous défendent cette guerre ?

Non, ce n'est pas le cas. Ils disent souvent : "C'est comme ça, c'est le destin. Il a fallu y aller", ils utilisent souvent ce terme et on ne comprend pas toujours très bien si c'est parce que c'était une nécessité et qu'ils croient en ce que raconte Poutine, ou si c'est parce qu'il y a un ordre et que déserter en Russie, c'est risquer la prison. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'ils n'ont pas eu le choix.

Vous vous êtes rendu dans un hôpital où sont soignés des soldats blessés et ça, c'est vraiment exceptionnel parce que le Kremlin cache ses échecs. Il ne parle pas des pertes humaines et des blessés non plus.

Non, on ne voit jamais ces blessés surtout quand on est un média occidental. La télévision russe est toujours là pour montrer qu'ils vont bien. Ils sont en uniforme, assis sur le lit et c'est pour raconter un des exploits qu'ils ont faits. On ne les voit jamais comme ça. Et par exemple, un des hommes qu'on a rencontré a 24 ans, c'est quelqu'un qui vivait à 3 000 kilomètres de là. Il était tellement loin de cette guerre et il se retrouve là, il a perdu sa jambe et sa vie est détruite parce qu'il vient d'une région très pauvre, il était conducteur d'engins. Et j'ai l'impression qu'eux, nous ont parlé avec une certaine franchise. C'étaient des hommes mobilisés. Certains nous disaient avec cette formule : "Je ne brûle pas d'envie d'y retourner". C'est souvent comme ça qu'ils nous disent les choses. C'est comme ça qu'ils voulaient nous le dire.

Il y a aussi des femmes de soldats qui témoignent dans votre reportage, alors qu'elles n'ont pas le droit de parler. Ne les mettez-vous pas en danger en les interrogeant ?

Alors elles, elles partagent déjà leurs actions, leurs propos sur les réseaux sociaux, donc on ne les met "pas plus en danger". Elles contrôlent très bien aussi ce qu'elles disent. L'une d'entre elles dit : "Moi, je soutiens la guerre, mais je veux que ce soit des professionnels qui fassent la guerre, que ce ne soit pas nos maris", donc elles connaissent très bien les lignes.

Il y a aussi dans votre documentaire, l'après-guerre, quand ces hommes reviennent pour une permission ou qu'ils ne peuvent plus aller sur le front parce qu'ils sont trop blessés. Le retour à une vie normale est-il possible ? On voit que certains se mettent à boire, deviennent violents, et même parfois tuent.

Oui, il y a près d'un an, on était à Donetsk, on essayait de faire des reportages et rien ne marchait. On passait du temps à l'hôtel à passer des coups de fil, à aller voir des gens, etc. Et dans cet hôtel, on a vu deux hommes fracassés par cette guerre. Le premier avait eu une commotion et était devenu à moitié sourd, il voulait nous parler, mais il ne nous entendait pas. Et le second était complètement perdu. Il se promenait en pyjama dans les couloirs. Il était devenu fou. Et là, on s'est dit qu'il y avait quelque chose qui se passait.

"Cette guerre a des conséquences visibles et invisibles. Et c'était ça qu'on voulait raconter."

Luc Lacroix, reporter à France Télévisions

à franceinfo

Les pires, si je puis dire, ce sont ceux qui ont combattu au sein de la milice de Wagner, non ?

La particularité de ceux qui ont combattu dans la milice Wagner, c'est qu'une partie d'entre eux sortait de prison. C'étaient des criminels qu'Evgueni Prigojine, le chef de la milice Wagner qui depuis est mort, est allé chercher en prison et il leur a proposé un deal qui était : "Vous allez combattre dans ma milice pendant six mois et en échange, vous aurez la liberté, vous ne purgerez pas votre peine". On sait que la prison en Russie est quelque chose de très difficile avec des tortures, etc. Ensuite, ils sont allés sur le front. Ils sont revenus chez eux sans accompagnement, auréolés de leur statut de héros de la guerre et certains d'entre eux ont de nouveaux commis des crimes, ils ont de nouveau tué.

Vous étiez correspondant en Russie quand la guerre a éclaté, vous y êtes resté à peu près un an et demi après le début du conflit. Comment quitte-t-on ce pays ? Dans quel état est-on ?

On ne le quitte pas tout à fait. C'est bien sûr difficile de sentir qu'on laisse des gens là-bas, des gens qu'on a rencontrés par hasard. On ne sait pas trop ce qu'on en garde en fait. C'est pour moi la vraie question, je ne sais pas ce que je garde de ces années.

Il faut préciser que la Russie reste un pays extrêmement dangereux pour les journalistes.

Bien sûr. Il y a, par exemple, Evan Gershkovich qui est journaliste au Wall Street Journal. Pendant longtemps, nous, les correspondants étrangers, on a pensé que le pire qui pouvait nous arriver, c'était d'être expulsés, ce qui n'est pas agréable, mais bon. En revanche, aller en prison, c'est quelque chose de bien pire et Evan Gershkovich a été arrêté il y a maintenant plus de 300 jours. Il est accusé d'espionnage, ce qui n'est bien sûr pas le cas puisque c'est un journaliste. Tous les journalistes le connaissent à Moscou et il est en prison et on ne sait pas quand il sortira.

Retrouvez cette interview en vidéo : 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.