Réforme des retraites : avec le recours au 49.3, où se situe, aujourd’hui, la légitimité démocratique ?
C'est désormais la grande question - la seule question, même - qui importe dans la crise politique et sociale que nous traversons : le président de la République, est-il encore légitime à imposer cette réforme des retraites ? Eh bien, il y a répondu lui-même, mardi dernier, lors d’une réunion avec les députés renaissance. La déclaration a fuité, et a déjà fait couler beaucoup d’encre : "La foule, quelle qu’elle soit, n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus". Voilà la réponse d’Emmanuel Macron : cette réforme serait pleinement légitime.
Cette différence entre la foule et le peuple est-elle fondée ?
Emmanuel Macron fait ici référence à un passage célèbre de Victor Hugo, dans L’année Terrible, où la force confuse de la foule est effectivement opposée à la grandeur du Peuple. Or, que dit réellement Hugo dans ce texte ? "Voici le peuple : il meurt, combattant magnifique, pour le progrès. Voici le peuple : il prend la Bastille, il déplace toute l'ombre en marchant. Voici le peuple : il se fait République, il règne et délibère".
Pour Victor Hugo, un mouvement de contestation populaire, inscrit dans la durée, adossé à un débat public – c’est-à-dire, précisément, ce que nous voyons aujourd’hui sur les retraites – : voilà ce qu’est le peuple ! Cela n’a rien à voir avec la phrase du Chef de l’État : la foule, quelle qu'elle soit, n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus.
Bon, déjà, les députés n’ont jamais voté la réforme – on y reviendra ; mais, surtout, pour Emmanuel Macron, les mouvements sociaux seraient par nature disqualifiés. La seule voie légitime qu’aurait le peuple pour s’exprimer, ce serait l’élection.
L'élection reste-t-elle le principe sur lequel repose notre démocratie ?
C’est beaucoup plus compliqué que cela. L’historien Pierre Rosanvallon, Professeur au Collège de France, a publié en 2008 un ouvrage majeur intitulé : La légitimité démocratique. Sa parole est diaphane : "L'élection ne garantit pas qu'un gouvernement soit au service de l'intérêt général, ni qu'il y reste. Le verdict des urnes ne peut être le seul étalon de la légitimité".
Ce que Pierre Rosanvallon rappelle, et qui est fondamental, c’est que l’élection est, en réalité, une double fiction. D’une part, on fait comme si le consentement le jour de l’élection, valait consentement pour tout le reste du mandat. D’autre part, on fait comme si le consentement d’une fraction du peuple – une fraction d’ailleurs de plus en plus minoritaire, plus qu’il y a de plus en plus d’abstention – le consentement, donc, d’une fraction du peuple, valait consentement de tous les citoyens. Mais ce ne sont jamais que des fictions !
Des fictions, certes, mais ne sont-elles pas nécessaires à la démocratie représentative ? Sans doute. Sinon, comment fait-on pour gouverner ? Elles deviennent insupportables si elles ne sont pas complétées, justement, par d’autres sources de légitimité démocratique. Notamment : l’opinion publique, la société civile, les syndicats ou la rue. Sans autre source de légitimité que l’élection, la démocratie devient bien peu démocratique : elle n’est plus que le régime dans lequel le peuple est libre un jour, et esclave les cinq années qui restent. Or, pour la réforme des retraites, faisons le compte. L’opposition des syndicats est définitive. Le rejet de l’opinion publique est acté : deux tiers des Français sont contre ce texte, chiffre stable, sur la longue période, dans tous les sondages. La contestation de la rue est massive : des millions de personnes défilent pacifiquement. Et même, même le consentement des parlementaires n’a jamais été acquis, puisque l’Assemblée nationale n’a pas pu voter sur le texte.
Et quid du rejet de la motion de censure ?
Oui, sauf que ça n’a rien à voir ! Les députés, c’est vrai, à une courte majorité, n’ont pas voulu faire tomber le Gouvernement. Mais ils étaient prêts à rejeter la réforme des retraites ! Et c'est la Première ministre qui le dit elle-même : sur TF1, elle a admis explicitement qu’elle n’avait pas de majorité ! Et c’est fondamental. Cela signifie que, même dans l’esprit d’Emmanuel Macron, ce texte ne saurait être légitime, puisqu’il n’a pas reçu l’approbation des élus du peuple.
De quelque manière qu’on se saisisse de la question, nous arrivons donc à la même conclusion : il me semble que le chef de l’État s’est enfermé dans une vision étroite, sinon même défaillante, de la légitimité démocratique. Et concluons avec les mots de Machiavel, que rappelait, cette semaine, l’historien Patrick Boucheron – lui aussi, professeur au Collège de France : ce qui se joue en ce moment, ce n’est pas la foule qui tente de s’imposer au peuple. C’est le prince, qui se croit plus sage et mieux éclairé que la multitude.
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