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Éric Dupond-Moretti : le maître du pathos

Tous les soirs, Clément Viktorovitch décrypte les discours politiques et analyse les mots qui font l'actualité. 

Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Éric Dupond-Moretti à l'Assemblée nationale, le 15 septembre 2021. (ALEXIS SCIARD / MAXPPP)

Aujourd'hui, c'est un cours de rhétorique qui vous ait proposé, en puisant à bonne école puisqu'on se penche sur Éric Dupond-Moretti. Le garde des Sceaux était l'invité de BFMTV mardi 5 octobre et il nous montre que le meilleur moyen d'esquiver une question, c'est d'utiliser l'émotion.

Éric Dupond-Moretti, ténor du barreau, terreur des prétoires devenu ministre de la justice, par ailleurs mis en examen depuis le 16 juillet dernier devant la Cours de justice de la République, pour "prise illégale d’intérêt". Il est soupçonné d’avoir utilisé ses fonctions gouvernementales pour régler des comptes avec des magistrats dans le cadre d’affaires qu’il a eu à connaître en tant qu’avocat. Une accusation plus qu’embarrassante, donc. Et quand Bruce Toussaint lui demande une réaction, voilà ce qu’il répond.

"Ma mère, elle a 85 ans. Elle a vu le bandeau de BFM et elle a vu que j'allais être ou j'étais impliqué dans une prise illégale d'intérêts. Ça c'est pour moi très difficile à supporter. Elle avait du chagrin."

Éric Dupond-Moretti

à Bruce Toussaint sur BFMTV

Alors c’est bien sûr une déclaration très émouvante. On peut parfaitement être touché quand on écoute le garde des Sceaux. Mais n’oublions pas qu’Éric Dupond-Moretti est un des grands avocats de son époque. Une part conséquente de son métier consistait à attirer la compassion des jurés à l’endroit des clients qu’il défendait, afin d’amoindrir leur peine, voire d’obtenir leur acquittement. S’il existe quelqu’un capable d’émouvoir sur commande son auditoire, c’est bien lui.

Éric Dupond-Moretti commence par changer de sujet, pour évoquer la peine que sa mise en examen a causé à sa mère. C’est une manière de créer de la proximité avec ses auditeurs. Parce que, bien peu d’entre-nous sommes en mesure de nous mettre à la place d’un ministre accusé par la justice. En revanche, nous pouvons toutes et tous entrer en résonance avec la douleur d’un fils ou d’une fille qui cause du chagrin à sa mère. Or, en rhétorique, amener les auditeurs à se sentir proche de la situation, c’est la première étape pour mobiliser le pathos, et susciter des émotions.

Une émotion calculée mais aussi authentique

Alors, je ne serais pas surpris qu’elle le soit ! Mais Éric Dupond-Moretti pratique la rhétorique depuis des dizaines d’années. S’il le voulait, il serait tout à fait capable de dissimuler son émotion. Or, là, au contraire, il choisit de la laisser s’exprimer. Mieux, même, il la met en valeur. Il laisse de très longs silences. Il verbalise sa propre peine : "ça, c’est pour moi très difficile à supporter".

Or, il y a un principe fondamental en psychologie, très bien démontré désormais, c’est ce que l’on appelle la contagion émotionnelle. Le simple fait de voir quelqu’un d’ému provoque, en nous, par empathie, la même émotion. C’est ce qu’active le garde des Sceaux ici. Il mobilise notre compassion à son endroit. C’est exactement le travail qu’il faisait quand il était avocat.

Brouiller notre esprit critique 

Cette émotion, elle a en effet des conséquences. Car l’un des effets des émotions, c’est qu’elles tendent à saturer notre cognition. Elles brouillent le recours à nos facultés critiques. Et par conséquent, il peut nous arriver de laisser filer, sans les voir, des stratagèmes pernicieux.

Voilà par exemple ce que répond Éric Dupond-Moretti quand on lui demande si une telle mise en examen est compatible avec l’exercice de ses fonctions : "Mais évidemment ! Si vous saviez ce que j'ai fait depuis que je suis mis en examen, vous verriez que je suis pleinement ministre de la Justice".

Alors, entendons bien ce qu’il nous dit. Oui, il peut rester ministre de la Justice tout en étant mis en examen, la preuve : il a continué à faire des choses. Or la question n’était évidemment pas d’ordre pratique, mais déontologique. Il ne s’agit pas de savoir s’il peut, matériellement, faire encore voter des textes : bien sûr qu’il le peut. Mais plutôt de savoir s’il est acceptable, du point de vue de la confiance que citoyens placent au sein du pouvoir politique, de rester au gouvernement. Or, cette question, Éric Dupond-Moretti l’a esquivé, il a répondu complètement à côté.

La "jurisprudence Balladur"

C’est en effet une règle tacite depuis le gouvernement d’Édouard Balladur : un ministre mis en examen démissionne. C’est cette règle que François Bayrou c’était appliquée au début du quinquennat. Alors, dit comme ça, le procédé a l’air gros. Mais, parce que nous sommes encore sous le coup de l’émotion, nous pouvons échouer à le repérer, et ne pas nous offusquer qu’il réponde à côté.

Et c’est précisément le problème. Quand il était avocat, Éric Dupond-Moretti utilisait tous les procédés à sa disposition pour faire triompher sa position : c’est ainsi, c’est le jeu. Il est désormais membre du gouvernement.

On pourrait attendre de lui qu’il cesse d’utiliser un débordement d'émotions pour se soustraire à de légitimes interrogations.

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