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Reportage Référendum en Nouvelle-Calédonie : à Poya, marquée par les violences dans les années 1980, indépendantistes et loyalistes ne veulent "plus se tirer dessus"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial à Poya (Nouvelle-Calédonie)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Le Caldoche Edgard Mercier (à g.) et le Kanak Giovanni Maillot (à dr.), le 2 décembre 2021, à Poya (Nouvelle-Calédonie). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

La commune de 3 300 habitants est une version miniature de l'archipel, avec une partie nord pro-indépendance et une partie sud qui veut rester dans la République française. Malgré les résultats contestés du scrutin, les deux communautés vont devoir vivre ensemble.

Madame la maire de Poya a encore eu la gendarmerie au téléphone ces derniers jours. Une histoire de voiture brûlée sur les hauteurs du village et de deux autres sauvées de justesse des flammes par un voisin qui a pu faire fuir la petite bande. Avec le troisième référendum d'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre, Evelyne Goro Atu s'est rapidement posé la question : ce ne serait pas politique ? Aucun lien : selon les premiers éléments, "ce n'est rien de plus qu'une connerie de gamins", rassure-t-on dans l'entourage de la municipalité. 

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Si tout le monde tient à lever le doute, c'est que la commune de quelque 3 300 habitants est une version miniature de la situation électorale qui fracture aujourd'hui l'archipel, avec une partie nord favorable à l'indépendance, et une partie sud majoritairement pour le maintien dans la République française. Dans cette commune de brousse, que l'on atteint depuis Nouméa après 220 kilomètres sur la RT1, le "oui" à l'indépendance l'a emporté lors des deux précédents scrutins, 59,5% en 2018, puis 62% en 2020. Evelyne Goro Atu réfléchit à voix haute : "S'il y a eu un problème d'intimidation en lien avec le vote avant le scrutin ? Pas entendu parler. Un tag, un accrochage, des lettres anonymes ? Non, non, rien de tout ça. C'est tranquille ici", fait-elle remarquer depuis son bureau tout neuf à la mairie, sous l'œil d'Emmanuel Macron, dont le portrait est accroché sur le mur du fond. 

Une carte de la Nouvelle-Calédonie positionnant le chef-lieu, Nouméa, et la commune de Poya. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

"Personne ne veut que ça se répète"

La question est moins naïve qu'elle n'en a l'air. Dans les années 1980, Poya a aussi été secouée par ce qu'on appelle ici les "événements", ces mois de violences entre indépendantistes et loyalistes. Barrages, habitations incendiées, gendarmes en renfort... "C'était terrifiant, résume avec ses mots la maire, qui avait 24 ans à l'époque. J'ai grandi dans une des tribus. On avait peur, tout le temps, nuit et jour. Je vais vous dire, personne, absolument personne, ne veut que ça se répète." 

Clin d'œil de l'histoire : c'est dans la mairie qu'elle occupe aujourd'hui que les différents protagonistes se sont réunis le 28 novembre 1985 pour signer un protocole d’accord. Le procès-verbal de la réunion dit ceci : "Après un très large débat dominé par le bon sens et la compréhension", les deux camps acceptent de "garantir la liberté de circulation totale pour tous et l'arrêt des exactions de toutes natures...". 

Extrait du protocole d'accord signé à Poya (Nouvelle-Calédonie) le 28 novembre 1985. (COLLECTION PRIVEE)

Comme ses prédécesseurs installés avant elle à l'hôtel de ville de Poya, ce passé douloureux, et pas si lointain, dicte "une bonne partie" de l'action municipale. "C'est quelque chose qui te guide dans les choix à faire. L'intérêt général doit encore plus compter", a par exemple constaté Yasmina Metzdorf, maire loyaliste de la commune de 2014 à 2021.

Un an et demi après avoir pris en main ses premiers dossiers, Evelyne Goro Atu, qui, elle, a été élue sous l'étiquette FLNKS (indépendantiste), en fait l'expérience à son tour : "Il faut plus de cohésion, on vit encore parfois trop côte à côte et pas assez face à face. J'ai toujours dans un coin de ma tête l'idée qu'il faut que les communautés se rencontrent, se parlent, se mélangent, et qu'il ne faut pas que ça s'arrête", enchaîne-t-elle en jetant un coup d'œil à un petit groupe assis dans l'herbe.

"Car il y a le jour du vote, le 12 décembre. Mais après, il y a le 13, le 14, les semaines qui suivent, les mois qui suivent, les années qui suivent. Le 'vivre-ensemble', c'est maintenant et après."

Evelyne Goro Atu, maire de Poya

à franceinfo

Elle a par exemple mis en place un nouveau rendez-vous : celui des grands marchés. "C'est ouvert à tout le monde et c'est calé le plus longtemps possible à l'avance pour que le plus grand nombre puisse venir." 

Denis Meandu Poveu (haut) et Willy Goro Moto (bas), habitants de tribus à Poya (Nouvelle-Calédonie), le 29 novembre 2021. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Au sein de la tribu de Gohapin, 700 habitants cachés dans les collines à trente minutes en voiture du bourg, le coordinateur Denis Meandu Poveu se retrousse aussi les manches pour "casser l'isolement du mieux qu'on peut". Lui "descend" en moyenne deux fois par semaine, pour un rendez-vous chez le médecin, des courses à faire, des médicaments à prendre à la pharmacie. Mais parfois, aussi, il fait le chemin "juste comme ça", "pour saluer les gens". "Se montrer est une manière d'exister", dit-il, adossé à une sculpture kanake en bois, drapeau de la Kanaky en vue.

Croisé sur le bord de la route, Willy Goro Moto, qui habite une tribu voisine, nous répète qu'il a "des bons copains caldoches" dans le bas de la commune. "Eux aussi font des champs d'igname, eux aussi vont à la pêche aux crabes. Tout comme nous, quoi. Ça m'arrive de prendre leurs conseils, alors que je suis kanak et que c'est moi qui devrais savoir", pouffe le père de famille avant de repasser la première.

"On ne veut pas des Kanaks à la mairie"

Il n'empêche : près de quatre décennies après les violences, tout n'a pas encore totalement cicatrisé, loin de là. Il reste des "bonjours" froids et des poignées de main molles. "Il y a parfois des vieux trucs qui resurgissent", déplore la maire. Comme pendant l'entre-deux-tours des municipales, en juin 2020, quand "un opposant aurait soufflé en privé qu'il ne voulait pas des Kanaks à la mairie". "Mais quelle bêtise...", réagit l'élue, toujours froissée d'avoir "pu être la cible de tels propos". Ça explique en partie pourquoi Willy Goro Moto ne parle "jamais de politique" et encore moins du référendum. "Ça évite les problèmes. Et les problèmes, on a déjà connu."

Evelyne Goro Atu, maire de Poya (Nouvelle-Calédonie), dans son bureau, le 29 novembre 2021. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

C'est que Poya revient de loin. Yasmina Metzdorf n'a pas oublié ce jour de mars 1989 quand elle a décidé de "monter toute seule en voiture" dans la tribu de Montfaoué pour lui annoncer qu'elle venait d'accepter d'être la directrice de l'école. "Je l'ai prévenue : 'Si j'ai un caillou sur ma voiture quand je passe, je ne remonte plus.' Vous savez quoi ? Je suis montée tous les mardis et tous les jeudis à Montfaoué, et il ne m'est jamais, jamais, jamais rien arrivé..." raconte l'épouse de Claude Metzdorf, propriétaire de plusieurs milliers d’hectares, connu en Nouvelle-Calédonie pour son engagement politique et ses faits d'armes durant "les événements"en tant que responsable de la section locale du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR), le parti historique opposé à l'indépendance.

Le premier adjoint, Giovanni Maillot, 45 ans aujourd'hui, a mis "quelque chose comme trois ou quatre ans avant d'oser refaire le chemin entre la tribu et le village." "Ça ne s'est pas fait comme ça, raconte celui qui était adolescent au moment des "événements". J'ai longtemps ressenti de la méfiance, il y a des gens que je ne voulais pas revoir, c'était comme une guerre. Mais ce sont des choses que je ne veux pas que mes enfants vivent, c'est pour ça qu'il fallait faire cet effort."

"Aujourd'hui, les gens qui se faisaient face sur les barrages, les ennemis d'hier, ils se recroisent à la Poste, à la station-service, chez le médecin... Tout le monde se connaît ici."

Giovanni Maillot

à franceinfo

Les adversaires de l'époque peuvent même se recroiser dans la salle du conseil municipal, pas très loin du fauteuil de madame la maire. Lors des dernières élections, Giovanni Maillot a en effet traversé le pont de Creek Amic, roulé un kilomètre sur un chemin de terre marron et garé son pick-up foncé pour convaincre Edgard Mercier, Caldoche de 60 ans, visage rond connu de tout le monde dans le secteur, ancien chef de la milice à Poya dans les années 1980, de rejoindre... la liste indépendantiste. 

"Quand j'ai dit oui, ça en a surpris plus d'un, ne cache pas l'intéressé, voix rocailleuse et yeux plissés. A l'époque [dans les années 1980], j'étais l'un des plus énervés. Je commandais 33 personnes, j'ai tiré sur des indigènes, sur des Kanaks, j'ai brûlé des maisons, j'ai fait tout ça. Et là, je suis élu conseiller municipal dans une majorité indépendantiste, j'ai même pris ma carte à l'Union calédonienne. Symboliquement, c'est fort. Ma démarche est pourtant beaucoup plus simple : je veux montrer qu'on peut travailler ensemble, dans la paix, qu'on peut faire des choses ensemble. Si personne ne fait le premier pas vers l'autre, comment voulez-vous qu'on avance ?"

"Les 'événements', j'ai mis dix ans à m'en remettre. Pendant longtemps, je m'endormais le soir avec mon fusil armé à côté de moi. On ne veut plus se tirer dessus. On l'a assez fait."

Edgard Mercier

à franceinfo 

Edgard Mercier est en charge des mines et de la sécurité. Sur les conseils des autorités, il avait justement demandé à la municipalité de Poya d'installer des isoloirs de repli dans l'école de la commune, au cas où un bureau de vote ne serait pas en mesure d'ouvrir (en raison de la pression d'opposants au scrutin) le jour du référendum. 

Le Caldoche Edgard Mercier, aujourd'hui élu dans la majorité indépendantiste à Poya (Nouvelle-Calédonie), chez lui, le 2 décembre 2021. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Dans les couloirs de la mairie, on espère que l'expérience de Poya puisse servir à d'autres communes "pour avancer ensemble". Giovanni Maillot en est persuadé, "l'exemple viendra d'en bas, des gens". Edgard Mercier dit la même chose... mais avec des mots beaucoup plus crus. "Que les leaders politiques, de tous bords, loyalistes comme indépendantistes, arrêtent leurs conneries. Nos vieux ne se sont pas battus pour voir çaQu'ils se mettent autour d'une table pour trouver une solution pour que ce pays et ses enfants puissent vivre dans la sérénité." 

Le voilà qui lève son imposante silhouette du banc sur lequel il était assis, et s'avance, cigarette à la bouche et béquille dans la main gauche, pour chuchoter une dernière chose. "Au fait, monsieur le journaliste, ma fille s'est fait tirer dessus pendant les violences. Juillet 1988. Cinq balles, un soir, vers 18h30, pendant qu'elle jouait avec les chiens dans la maison. Plus tard, j'ai fini par lui présenter les gens qui ont failli la tuer. On s'est demandé pardon, et on est même devenus copains. Il faut quoi de plus comme preuve qu'on peut vivre ensemble ?" 

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