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Voyage de Valls à Berlin : la "République exemplaire" est-elle une illusion ?

Pour le chercheur en science politique Philippe Braud, le Premier ministre a trop mélangé sa vie publique et sa vie privée, mais aucun responsable politique n'est épargné par ce type de faux pas.

Article rédigé par Louis Boy - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Le Premier ministre, Manuel Valls, et le président de l'UEFA, Michel Platini, le 6 juin 2015, à Berlin (Allemagne), lors de la finale de la Ligue des champions. (ODD ANDERSEN / AFP)

En 2012, le candidat à la présidentielle François Hollande promettait une "république exemplaire", avant d'entamer son quinquennat par des réformes qu'il espérait emblématiques, comme la baisse de son salaire. Une intention ternie par quelques affaires gênantes touchant des membres du gouvernement, comme Jérôme Cahuzac ou Thomas Thévenoud. Dernier faux pas en date : le déplacement de Manuel Valls à Berlin pour assister à la finale de la Ligue des champions, samedi 6 juin, effectué dans un avion de la République, en compagnie de deux de ses fils.

Si même le Premier ministre peut commettre une telle "erreur", comme il l'a reconnu lui-même, l'objectif d'un exécutif exemplaire est-il intenable ? Francetv info a posé la question à Philippe Braud, chercheur au Cevipof et professeur de science politique à Sciences Po.

Francetv info : Où se situe la limite, pour un responsable politique, entre une attitude exemplaire et un comportement qui ne l'est pas ?

Philippe Braud : Il n'y a pas vraiment de limite fixe, et c'est bien le problème pour eux. La limite est politique : c'est ce qui les fait chuter dans l'opinion. Ils doivent respecter scrupuleusement les lois et les règlements, mais on leur impose en même temps de se soumettre à des normes morales. Elles sont présentées comme étant celles des citoyens ordinaires, avec une certaine hypocrisie, car ces citoyens ne les respectent pas forcément. De plus, il n'y a pas une unique norme morale. A certains moments, tel comportement ne va pas être relevé, à d’autres, il va être jugé inacceptable. 

Les personnalités politiques sont soumises à un challenge unique : elles sont tenues d'adopter des comportements conformes à cette morale présentée comme consensuelle, et leurs comportements publics, et même privés, sont constamment scrutés. Et en parallèle, du fait de leur pouvoir, les politiques sont soumis à de grandes tentations.

L'exigence de vertu est-elle de plus en plus importante ?

Oui, car il y a une tendance à l’individualisation des rapports entre les gouvernants et les gouvernés. On admet de plus en plus que les gouvernants sont des personnes comme nous, des êtres humains, mais à mesure que la distance se réduit, on considère qu'il n'y a pas de raison qu'ils aient plus d'avantages que nous. En Allemagne, en Scandinavie, aux Etats-Unis, la demande de transparence est de plus en plus forte. C'est ce vers quoi on se dirige : de manière générale, beaucoup de nos valeurs contemporaines sont importées, avec un peu de retard, de ces pays.

Dans cette optique, pensez-vous que Manuel Valls a commis une faute importante avec cet aller-retour à Berlin ?

Cette controverse a été surjouée médiatiquement. Manuel Valls a beaucoup d'adversaires dans l'opposition, mais aussi dans son propre camp. C'est d'ailleurs intéressant d'identifier les indignés : on pourrait dire à certains : "vous voyez la paille dans l'œil de votre voisin, mais voyez-vous la poutre dans le vôtre ?" Je me demande aussi si les médias, qui ont été les premiers à réagir, n'ont pas encouragé les politiques.

Mais comprenez-vous qu'une partie de l'opinion désapprouve son choix ?

Oui. Manuel Valls est tiraillé entre les exigences de son rôle public, qui occupe 95% de son temps, et le fait qu'il soit aussi un être humain, en l'occurrence un fan de foot et un père de famille. Les citoyens acceptent davantage que les personnes publiques aient une vie privée, mais ils ne veulent pas que cette vie privée contamine leur vie publique. Là, Manuel Valls a voulu "voler" du temps de sa vie publique au profit de ses enfants, donc ces deux tendances entrent en collision.

Je ne pense pas que cet épisode écornera durablement son image. Cette tempête va vite retombe, et si cela reste un acte isolé, les gens vont l'oublier. C'est habile de sa part de ne pas reconnaître une faute mais une erreur, ce qui souligne cette idée d'un évènement isolé. Et il a bien fait de mettre en avant ses enfants.

Manuel Valls est un homme politique d'expérience. Si aucun responsable politique ne peut échapper à ce genre de faux pas, la promesse d'une république exemplaire, faite en 2012 par François Hollande, était-elle tenable ?

Promettre la transparence et l'exemplarité, c'est le discours avec lequel vous gagnez une élection. Quand François Hollande parle de République exemplaire, le sous-texte est que ce n'était pas le cas sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Mais quand on arrive au pouvoir, les repères évoluent. Il y a un effet de cour, vous êtes entouré par beaucoup d’obéissance, de servilité, et vous finissez par perdre de vue les repères des gens ordinaires. Aujourd'hui, les hommes et femmes politiques sont très avertis, mais ce type de dilemme se posera toujours. 

Comment résoudre ce dilemme : s'il était invité par Michel Platini, le patron de l'UEFA, Manuel Valls aurait-il dû refuser l'invitation ?

Il aurait fallu que le but officiel de cet aller-retour soit plus clairement affirmé. Michel Platini lui a donné un vrai coup de pouce, mais sans doute trop tard. Pour le reste, non, ce serait une mauvaise idée pour un responsable politique de refuser ce type d'invitations, du moment qu'il peut prétendre qu'elle a un enjeu officiel. Finalement, quand le président part en vacances au fort de Brégançon, il le fait aussi aux frais de la République. Il y a des moments où l'opinion admet qu'il n'y ait pas cette limite entre l'officiel et le privé.

Se présenter comme humain est-il plus important pour l'opinion que de paraître exemplaire ?

C’est de plus en plus payant électoralement. L’usage du registre émotionnel lors des dernières présidentielles est flagrant. On est loin de la perception que les Français avaient de De Gaulle, qui était vu comme un surhomme. Nicolas Sarkozy a beaucoup fait pour introduire cette thématique, même s'il y est peut-être allé un peu fort. La tendance lourde dans notre société est la part de plus en plus grande accordée, non pas aux passions ou à la colère, mais aux émotions modérées, qui prouvent l’humanité de l'homme politique.

Donc, pour vous, ce qui sauve Manuel Valls, c'est qu'il n'est pas allé seul à Berlin ?
Absolument. Je me demande même si, à terme, cet épisode ne va pas se tourner en quelque chose de positif pour lui. Ce qu'on retiendra, c'est qu'il pense à ses enfants.

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