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Fronde contre Eric Dupond-Moretti : que reprochent les magistrats au ministre de la Justice ?

Les deux plus hauts magistrats de l'ordre judiciaire ont signé une tribune mardi dans le journal "Le Monde". Ils accusent notamment Eric Dupond-Moretti de conflit d'intérêts dans "l'affaire des écoutes". Une fronde généralisée des magistrats envers le garde des Sceaux, qui remonte jusqu'au plus haut sommet de l'État.

Article rédigé par Delphine Gotchaux
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Le ministre de la Justice Eric Dupond-Morett, le 24 septembre 2020. (ALAIN JOCARD / AFP)

L'augmentation du budget de la Justice n'y change rien, la fronde des magistrats contre Eric Dupond-Moretti prend de l’ampleur. Le tonitruant garde des Sceaux, nommé il y a trois mois, est dans le viseur de la magistrature à cause de deux affaires notamment. Il y a tout d’abord celle dite "des écoutes" qui cristallise la colère des magistrats. Ils vivent également très mal la nomination d'une avocate à la tête de la fameuse École nationale de la magistrature (ENM).

>> "C'est quelqu'un qui bouscule et qui dérange" : Eric Dupond-Moretti, la terreur des prétoires devenue garde des Sceaux

Preuve de ces tensions, les deux plus hauts magistrats de l'ordre judiciaire ont pris la plume, mardi 29 septembre, pour manifester leurs inquiétudes et leurs préoccupations dans les colonnes du journal Le Monde.

Une remise en cause de l’ENM qui ne passe pas

La tribune dans Le Monde est signée par Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, et par l'ancien procureur de Paris François Molins, le procureur général près la Cour de cassation. Leurs prises de position sont rares et leurs mots ont beau être pesés, ils ne portent pas moins l'estocade envers le garde des Sceaux.

Tout d’abord, la nomination d'une avocate à la tête de l’ENM, qui avait toujours été dirigée par un magistrat. Une première dans l'histoire de l'école qui ne passe pas. Pas plus que l'appel d'Eric Dupond-Moretti à "rompre avec des traditions surannées, rompre avec la tentation du vase clos et de l'entre-soi". Les deux magistrats écrivent en préambule qu'il n'est pas question de faire un quelconque procès d'intention à Nathalie Roret, nommée directrice. Mais, ajoutent-ils, le message envoyé par une telle nomination ne peut qu'interpeller.

À l’occasion de cette nomination, Eric Dupond-Moretti a tenu des propos qui ne rendent pas justice à la qualité de la formation dispensée par cette école et à la réforme d’envergure qu’elle a menée ces dernières années.

Chantal Arens et François Molins

Tribune dans le journal "Le Monde"

"Loin d'être une école repliée sur elle-même", assurent Chantal Arens et François Molins, "c'est une école ouverte" aux autres partenaires de la justice, particulièrement aux avocats, estiment les magistrats.

Une accusation de conflit d’intérêts dans l’affaire "des écoutes"

La deuxième partie de la tribune épingle directement le garde des Sceaux qui, rappellent les signataires, doit faire preuve d'une impartialité totale lorsqu'une procédure est diligentée contre un magistrat. Ils s'inquiètent de l'ouverture d'une enquête administrative contre trois procureurs du parquet national financier (PNF).

Pour rappel, le PNF avait ouvert une enquête préliminaire en 2014 pour, à l’époque, rechercher une "taupe" soupçonnée d'avoir informé l'avocat de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog, qu'il était sur écoute. Les factures téléphoniques détaillées (les fadettes) de dizaines d’avocats et de magistrats avaient été épluchées pendant six ans, dont celle d'Eric Dupond-Moretti. Pour Chantal Arens et François Molins, "le conflit d’intérêts que sous-tend cette situation ne peut qu’alerter."

L’indépendance des magistrats n’est pas un privilège octroyé dans leur intérêt propre ; elle leur est garantie dans l’intérêt des justiciables. Elle est nécessaire pour maintenir la confiance des citoyens dans la justice.

Chantal Arens et François Molins

Tribune dans le journal "Le Monde"

Écartant tout dysfonctionnement majeur du PNF, l’Inspection générale de la Justice (IGJ) avait critiqué dans un rapport la durée de l'enquête et relevé "un manque de rigueur" dans le traitement de la procédure. La procédure administrative annoncée le 18 septembre a été confiée à l'IGJ. Une plainte pour "prise illégale d'intérêts" contre le garde des Sceaux a été déposée mercredi devant la Cour de justice de la République. Raymond Avrillier, militant écologiste et maire adjoint honoraire de Grenoble, est à l'origine de cette plainte.

Un garde des Sceaux "sans crédibilité" 

Dans toute la France, les magistrats ont adopté des motions, en appelant notamment au chef de l'État. À Paris, la plus grande juridiction française, 188 magistrats sur 500 ont participé à ce vote, lundi 28 septembre, lors d'une assemblée générale extraordinaire. Ils demandent à Emmanuel Macron d'agir en responsabilité en tant que garant constitutionnel de l'indépendance de la justice et estiment que le ministre de la Justice a "perdu définitivement toute crédibilité". Des mots très durs, le jour même où Eric Dupond-Moretti explique dans une interview au journal Le Parisien n’avoir "aucun conflit d’intérêts".

On est dans une grande démocratie, les syndicats ont leur expression et je le respecte. Mais moi je dis ce que j'ai à dire et en tant que ministre, je n'étoufferai aucune affaire.

Eric Dupond-Moretti

au journal "Le Parisien"

Dans l'entourage du garde des Sceaux, on minimise ces "quelques magistrats qui s'émeuvent" et à qui "ça fait mal de dire que c'est Eric Dupond-Moretti qui a réussi à faire augmenter de 8% le budget de la Justice". Toujours est-il que les syndicats de la magistrature seront reçus mercredi 30 septembre à l'Élysée par la conseillère justice du président de la République, preuve que la situation préoccupe jusqu'au plus haut sommet de l'État.

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