Présidentielle américaine : Trump a-t-il définitivement bouleversé la vie politique aux Etats-Unis ?
Franceinfo a demandé à Martin Cohen, spécialiste américain des partis politiques, si la campagne explosive menée par le candidat républicain a fait voler en éclats les usages outre-Atlantique.
Existera-t-il un "avant" et un "après" la candidature de Donald Trump ? Qu'il remporte ou non l'élection présidentielle du mardi 8 novembre, face à la démocrate Hillary Clinton, le républicain a traversé la campagne comme une tornade. Imprévisible (et imprévu), le candidat a imposé son style, pulvérisant les usages. A coup de discours polémiques et d'insultes, le milliardaire a séduit un électorat désabusé et méfiant vis-à-vis des hommes et des femmes politiques traditionnels.
Pour savoir si, avec cette campagne explosive, Donald Trump a durablement modifié l'exercice de la politique outre-Atlantique, franceinfo a interrogé Martin Cohen, professeur de science politique à l'université James Madison, en Virginie. Co-auteur de The Party Decides : Presidential Nominations Before and After Reform, un essai de référence, il explique comment les partis, à commencer par les républicains, vont tourner (ou pas) cette décoiffante page Trump.
Franceinfo : Comment peut-on expliquer le succès de Donald Trump ? Alors qu'au départ, personne n'y croyait vraiment...
Martin Cohen : Cela fait plusieurs années qu'existe un fort sentiment anti-establishement aux Etats-Unis, avec une défiance envers les deux grands partis. Certains Américains en veulent à la fois aux républicains et aux démocrates. A ces électeurs, Donald Trump a délivré un message simple [contre l'establishment et les élites], à travers les médias qui ont, très tôt dans la campagne des primaires, relayé chacun de ses faits et gestes. Il a bénéficié d'une couverture médiatique vraiment hors-norme, y compris quand personne ne le prenait au sérieux.
A ce moment-là, les observateurs – dont je fais partie – ne pensaient pas qu'il était possible pour lui de se maintenir dans la course sans le soutien du parti républicain. Mais en réalité, il y est parvenu parce qu'il avait beaucoup d'argent et qu'il a pu compter sur les médias pour relayer son message, au détriment des autres candidats.
Je pense que le parti républicain a perdu le contrôle du processus des primaires. Au lieu de prendre rapidement conscience du fait que Donald Trump constituait une véritable menace, ses adversaires ont continué à s’attaquer les uns les autres, comme cela se fait d'habitude. Or, ils auraient dû travailler ensemble à le mettre hors-jeu. Mais pour eux, Donald Trump allait forcément finir par sortir tout seul de l’équation. Sa trajectoire découle d’une énorme erreur d’appréciation stratégique, très tôt dans la course, dès l’été 2015.
Le parti républicain peut-il faire en sorte que cela ne se reproduise plus ?
Ils peuvent instaurer un système de super-délégués, comme c’est le cas chez les démocrates. Leur vote n'est pas conditionné par le résultat d'une primaire, ce qui leur aurait permis dans ce cas-là d'imposer un candidat issu de l'élite du parti à la place de Donald Trump. C'est donc une piste possible pour le parti républicain, mais bien sûr, cela ne plaira pas à tout le monde, surtout pas à la base, qui s'est prononcée pour un autre candidat lors des primaires.
Avec cette candidature, la crédibilité du parti républicain est-elle durablement affaiblie ?
Pas forcément. Tout dépendra de ce qu’il va se passer le 8 novembre. En réalité, les républicains détiennent toujours beaucoup de pouvoir : même si Donald Trump perd, même si le parti perd le Sénat, il contrôle encore la Chambre des représentants et reste à la tête de nombreux Etats. Il restera une force politique très compétitive, indépendamment de ce qui se passera pour Donald Trump.
Si ce dernier perd lourdement, le parti va tenter de le gommer de l'histoire. Il prendra ses distances et mettra en avant des personnalités plus populaires et conventionnelles pour prendre la tête de l'opposition, dont le boulot sera de saper le travail d'Hillary Clinton pendant quatre ans. Donald Trump va sans doute tenter de continuer à attirer l’attention après les élections et ne va pas disparaître du jour au lendemain.
La vraie question est : est-ce que les gens continueront à se soucier de ce qu’il a à dire ?
Mais n'a-t-il pas fédéré un mouvement autour de lui ? Peut-on parler de "trumpisme" ?
Il a embarqué avec lui des gens dont certains se présentent comme républicains, mais aussi de nouveaux électeurs, des personnes qui s'étaient désintéressées de la politique. Ce sera difficile pour les républicains de se réapproprier cet électorat en cas de défaite de Donald Trump. Le parti n'aura d’autres choix que d’essayer de les séduire, à l'ancienne, car il ne peut pas se permettre de capitaliser sur les préjugés et les discours anti-élites, racistes et sexistes qui ont fait la particularité du message de Donald Trump.
Ce dernier peut toutefois essayer de continuer à leur parler, notamment à travers les médias, surtout s'il développe une chaîne de télévision ou quelque chose de ce type. Sur certains points, comme les enjeux commerciaux ou l'immigration, il a puisé dans des sentiments qui sont bien présents chez les supporters du parti républicain. Mais je ne pense pas qu’il soit en mesure de créer un véritable mouvement politique capable de présenter des candidats dans le cadre d’élections, pour le Congrès par exemple.
Ce qu'on appelle le 'trumpisme' tient surtout de son personnage et n'a pas vraiment de substance idéologique.
En revanche, si Donald Trump perd d'un cheveu, ou s'il l'emporte, ce sera tout à fait différent : il sera le leader du parti et pourra essayer de le refaçonner selon ses critères. Dans ce cas-là, on peut s'attendre à ce que de nombreux républicains quittent le parti. En fonction de la façon dont il choisit de gouverner, paradoxalement, une victoire pourrait davantage nuire au parti qu'une défaite.
Au-delà du parti républicain, comment la campagne de Donald Trump a-t-elle marqué le débat démocratique aux Etats-Unis ?
Donald Trump a eu un impact très négatif sur les débats politiques, sur la façon dont certains sujets ont été évoqués dans l’espace public. Rappelons qu'il s'agit de quelqu'un qui s’appuie sur le soutien de groupes racistes et antisémites [un journal du Ku Klux Klan lui a, par exemple, apporté son soutien]. Il agite le spectre de la division raciale, il a monté les hommes et les femmes les uns contre les autres... Quand bien même ces thématiques se trouvaient là, dormantes, il a légitimé des discours dangereux quand il est devenu un candidat crédible.
Il a aussi martelé que l'élection était truquée, qu'Hillary Clinton devait être incarcérée et que les médias sont corrompus... Ces sentiments se sont-ils ancrés dans l'inconscient collectif ?
Quelques-unes de ces croyances vont persister. En fait, certaines sont loin d'être nouvelles. En 2000, les démocrates avançaient que l’élection leur avait été volée, que George W. Bush n’était pas un président légitime, à cause de ce qu’il s'était passé en Floride ["pas mon président" était alors un slogan]. Pendant les deux mandats de Barack Obama, les républicains n'ont eu de cesse de le discréditer, de mettre en doute sa légitimité. Donald Trump n’a rien inventé. En revanche, il a fait de ces accusations la pierre angulaire de sa campagne, au détriment des idées portées habituellement par les candidats. Ce sentiment de défiance est si partagé qu'il persistera même si Donald Trump échoue.
Il a été le seul à exploiter ce sentiment et il l'a fait à coup de tirades sur les réseaux sociaux. En fait, peut-on considérer qu'il a été le plus moderne des candidats ?
Oui, absolument. Il sait parfaitement ce qui va retenir l’attention des gens, ce qui les fait réagir. Après lui, ce sera un défi pour les politiciens de revenir à une communication plus classique et de faire en sorte que les élections futures ne se jouent pas selon ces règles imposées par Donald Trump. Ce sont elles qui ont rendu possible l’investiture d'un homme sans aucune expérience, si ce n'est celle des médias.
Une fois que les choses changent, c’est difficile de revenir en arrière ! Donc, s’ils veulent réussir à l’avenir, les politiciens traditionnels n’auront d’autres choix que de maîtriser ces mécanismes. Les hommes et femmes politiques pourront, certes, apprendre à faire un meilleur usage des réseaux sociaux à l'avenir. Quant aux médias, ils doivent aussi se remettre en question et adopter une attitude plus responsable. Au lieu de chercher à faire de l’argent et de l'audience, ils devront veiller à couvrir des candidats plus sérieux, avec plus de profondeur.
Partant de ce constat, existe-t-il un risque pour que la rhétorique de Donald Trump s'impose dans la vie politique américaine ?
Là encore, cela dépend. Jeudi, les Américains choisiront ou non de rejeter les valeurs portées par Donald Trump. S’ils les rejettent, la démocratie américaine peut en sortir grandie, car les électeurs auront signalé que ces idées ne constituent pas une solution politique viable.
Et c'est possible, car la campagne a été mal vécue par beaucoup de gens. Elle n'est pas terminée que déjà beaucoup d'Américains se demandent comment le débat a pu tomber si bas. Dans les deux partis, des gens se remettent en question et tentent de tirer des enseignements de cette débâcle. Beaucoup considèrent que cette élection est une aberration et qu'elle ne doit pas devenir la norme. C’est un sentiment très partagé.
Par ailleurs, le succès de Donald Trump est aussi dû à l'impopularité d'Hillary Clinton, qui n'apparaît pas comme digne de confiance aux yeux de beaucoup d'électeurs qui choisiront le candidat républicain. Il gagne des voix en dépit de ce qu'il dit plus que grâce à ce qu'il dit.
Son discours peut-il disparaître dans les années à venir, ou du moins devenir marginal, parce qu'il est l'expression d'un sentiment d'une partie de la population de plus en plus minoritaire ?
On peut aussi voir cette élection comme le chant du cygne de ce que l’on appelle "l’homme blanc en colère". Un dernier sursaut avant que cet électorat ne soit plus en mesure de constituer une majorité. La violence du discours n'est pas étrangère au fait qu'une partie de cet électorat se sent menacée et s’accroche à ce qu’il pense avoir perdu. C’est là, que c'est devenu moche.
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