"Ma mère est devenue une inconnue" : comment l'élection de Donald Trump a déchiré des familles aux Etats-Unis
Depuis la victoire du leader républicain en 2016, près de quatre Américains sur dix ont connu une situation de conflit avec un proche, du fait de désaccords profonds sur sa présidence. Franceinfo a recueilli les témoignages de ces familles divisées.
En ce dimanche ensoleillé d'automne, Steven Block arbore fièrement un tee-shirt bien connu, sur lequel est écrit "Make America Great Again" ("Rendre sa grandeur à l'Amérique"). Depuis un meeting dans l'Iowa, en décembre 2015, cet habitant du Minnesota ne jure plus que par Donald Trump et son slogan. Les souvenirs de sa campagne présidentielle restent exaltants, mais aussi douloureux. "Moi, j'étais pour Trump, mais tous mes proches étaient contre lui", relate cet employé d'une usine de transformation de viande de porc.
Convaincu par Donald Trump, Steven, 49 ans, a fait entrer la politique dans sa maison paisible de Lakefield, dans le sud du Minnesota, où il vit depuis vingt ans avec sa compagne, Jo Anne, et leurs deux jumelles, Emily et Stéphanie. "Je voulais que Jo Anne aille aux meetings, qu'elle se passionne autant pour Donald Trump que moi", se remémore l'Américain aux yeux bleus et aux traits marqués. "Cela a été terrible", lâche-t-il derrière sa barbe grisonnante. Jo Anne détestait Donald Trump. Pendant un an, un mur s'est érigé au sein du couple.
Ma maison est devenue un foyer divisé. On s'est très peu parlés, car la politique était au centre de tout. Nous étions sur le point de rompre avec ma compagne.
Steven Block, supporter de Donald Trumpà franceinfo
Steven Block garde un vif souvenir de ces soirées passées au même endroit, mais à part. Lui regardait Fox News à l'étage, pendant que sa compagne et leurs filles dînaient au rez-de-chaussée. "Dès qu'Emily et Stéphanie voyaient que l'on se disputait, elles sautaient sur l'occasion. Et là, c'était trois contre un", souffle l'employé. Le frère de Steven Block a, lui aussi, marqué son désaccord. "Il me disait : 'Steven, je ne peux pas croire que tu écoutes Trump, cet idiot attardé'", explique le trumpiste, vexé par la "condescendance" de son frère. "Un soir, j'avais bu, et je lui ai dit que s'il votait pour cette garce d'Hillary Clinton, il ne serait plus mon frère. Nous ne nous sommes pas adressés la parole pendant six mois."
"Avec mon père, c'est devenu vraiment tendu"
Pour Lily Miller aussi, les derniers mois ont été mouvementés. "Avec mon père, c'est devenu vraiment tendu avec Trump", retrace, depuis sa salle à manger de Waterloo (Iowa), la lycéenne rousse de 18 ans. Lily Miller est "100% démocrate", a fait campagne pour Hillary Clinton, s'inquiète du réchauffement climatique et rêve d'être élue au Congrès. Son père, Mike, a choisi Donald Trump, soutient l'idée d'un mur à la frontière avec le Mexique et a même promis qu'il ne voterait jamais pour sa fille (en tout cas pas tant qu'elle sera démocrate).
Ça a été comme une claque dans la figure. J'ai arrêté de lui parler pendant quelques jours. J'étais tellement furieuse.
Lily Millerà franceinfo
Lily Miller se doutait bien que son père allait suivre ses convictions, et voter pour le républicain. L'apprendre "a quand même été un coup dans l'estomac", reconnaît-elle. "Comment peut-on voter pour lui, quand on a une fille et quand on sait comment il traite les femmes ?" Le jour de l'élection, la jeune femme se souvient avoir longuement pleuré. Son père lui a demandé d'arrêter de "pleurnicher". "Il était incapable de comprendre que j'étais bouleversée", relate-t-elle. Deux ans plus tard, Lily et son père refusent que la politique détruise leur relation. Ils évitent d'en parler.
Comme Steven Block ou Lily Miller, 38,7% des Américains ont eu au moins un accrochage avec un membre de leur famille ou un ami, en raison de l'élection présidentielle de 2016, rapporte un sondage de Reuters (lien en anglais). Et 16,4% ont même cessé toute relation avec un proche, du fait de différends politiques trop importants. C'est ce qui est arrivé à Panama Jackson et sa mère.
"J'ai décidé de couper tout lien avec ma mère"
"Je ne vais certainement pas parler des élections de mi-mandat avec ma mère", réagit le premier, installé dans un espace de coworking à Washington. L'Américain métis de 39 ans, rédacteur en chef d'un blog sur la culture noire aux Etats-Unis, s'est marié il y a moins d'un mois. Sa mère, Dominique Theil, a refusé d'assister à la cérémonie. Supportrice de Donald Trump, elle craignait d'être jugée, voire agressée, par les proches de Panama – tous, comme lui, farouchement opposés au président.
Sa mère étant blanche et son père noir, Panama Jackson a régulièrement eu des discussions avec Dominique Theil sur le racisme et la politique. Le trentenaire connaît depuis longtemps les penchants conservateurs de sa mère. "Je me doutais qu'elle n'allait pas voter pour Clinton, et je n'avais aucun problème avec ça", précise l'Américain. "Tout a commencé à mal tourner le 8 novembre 2016", jour de l'élection. Au fil du temps, sa mère, 62 ans, s'est montrée de plus en plus en accord avec les idées du milliardaire. "Il fait des choses ! Ce n'est pas un politicien, assure Dominique Theil, assise dans son salon de Napoleon (Michigan). Il nous parle à nous."
En août 2017, la relation s'envenime. En visite à Washington, Dominique Theil s'offusque de l'installation d'un poulet gonflable à l'effigie de Trump juste en face de la Maison Blanche. "En voyant ça, ma mère m'a dit que Trump était le président le moins respecté de l'histoire, décrit, irrité, Panama Jackson. Je lui ai dit qu'elle était folle de penser ça, qu'Obama avait été bien moins respecté. Ma mère m'a ordonné de respecter Trump, je lui ai rétorqué qu'il ne respectait pas ma communauté noire."
Je n'avais jamais hurlé comme ça sur ma mère. Je lui ai dit d'aller se faire voir. Je ne pouvais pas croire que ma mère m'ordonnait, dans ma maison, de respecter Trump.
Panama Jacksonà franceinfo
Le lendemain, la supportrice décide de porter un tee-shirt "Make America Great Again". "Je ne pouvais pas y croire. Cet homme pense que les Noirs sont inférieurs !" raconte Panama Jackson, abasourdi. "Mon fils pense que Donald Trump est raciste, mais il ne l'est pas !" rétorque Dominique Theil. "Panama m'a dit que je me fichais de lui, de mes petits-enfants noirs, que j'étais moi-même raciste. Cela m'a fait terriblement mal", relate-t-elle, émue. Quand les violences de Charlottesville interviennent, quelques jours plus tard, Dominique Theil prend à nouveau la défense de son président. "A ce moment précis, je me suis dit que ma mère était devenue une inconnue pour moi, confie Panama Jackson. Je n'avais plus rien à lui dire. J'ai décidé de couper tout lien avec elle."
Après un mois de silence total, Panama Jackson accepte de renouer le dialogue. Mère et fils s'appellent sporadiquement. Mais en mars, Dominique Theil découvre un article (lien en anglais) écrit par son fils et intitulé "Comment Trump a ruiné ma relation avec ma mère blanche". "J'ai lu qu'il ne savait pas s'il pouvait garder quelqu'un comme moi dans sa vie", explique l'Américaine, la gorge nouée.
C'était comme un coup de couteau, cela m'a brisé le cœur. J'ai pleuré pendant une semaine.
Dominique Theil, mère de Panama Jacksonà franceinfo
L'Américaine et son fils aîné tentent aujourd'hui de recoller les morceaux d'une relation abîmée. Ils se sont promis de se revoir pour discuter, et comprendre ce qui est arrivé. "Je l'aime toujours, c'est ma mère, confesse le rédacteur en chef. Mais je ne ressens plus la chaleur que j'ai connue par le passé. Je ne sais pas si je la retrouverai, ou si j'en ai l'envie." "J'ai appris une sacrée leçon, je ne parlerai plus jamais politique avec lui. Trump ne va pas détruire notre relation. J'empêcherai que cela arrive", avance de son côté Dominique Theil, dont la maison est remplie de photos de famille.
"Mon frère est une personne abjecte"
Et certains de ces conflits familiaux sortent désormais du foyer. A l'approche des élections de mi-mandat (les "midterms"), des Américains démocrates ont choisi de dénoncer ouvertement l'un de leurs proches devenu trop pro-Trump. Le 13 août, David Glosser, neuropsychologue à la retraite, a ainsi publié sur le site Politico (article en anglais) un éditorial contre son neveu Stephen Miller, qu'il qualifie "d'opportuniste d'extrême droite". Ce dernier est un haut conseiller politique de Donald Trump – l'un de ceux à l'origine de la politique de "tolérance zéro" à l'égard des migrants illégaux. Dans son texte, le retraité révèle que ses ancêtres juifs – et ceux de son neveu – ont émigré vers les Etats-Unis en 1903, fuyant de "violents pogroms antisémites" au sein de l'empire russe. "Je tremble en pensant à ce que les Glosser seraient devenus, si les politiques que Stephen soutient si froidement avaient été appliquées" à l'époque, écrit l'oncle du conseiller.
La xénophobie raciste de mon neveu est devenue un élément central du trumpisme. Cela blesse et tue des personnes innocentes, tout en menaçant notre tissu social. Si je restais silencieux face à ça, cela reviendrait à être complice.
David Glosserà franceinfo
Depuis l'élection de leur frère républicain Paul au Congrès, la fratrie Gosar restait, elle aussi, silencieuse. Ce n'est qu'après l'élection de Trump qu'ils ont décidé d'élever la voix, lassés de ses propos qu'ils jugeaient de plus en plus extrêmes sur l'assurance-maladie, l'immigration et le nationalisme blanc. "Paul a déclaré que les violences de Charlottesville avaient été organisées par un soutien d'Obama, s'agace David Gosar, l'un des frères de l'élu. En voyant ça, nous nous sommes dit 'Ça suffit. On ne peut pas le laisser faire'." En septembre, David et cinq autres frères et sœurs du clan Gosar ont décidé d'agir. Ils ont enregistré une vidéo dénonçant la politique de leur frère républicain, en appelant ouvertement à voter pour son rival démocrate.
David Gosar reconnaît que devoir dénoncer son frère, dont il était proche, est "regrettable", mais il y voit un impératif moral, "une question de bien et de mal". "Je ne savais pas vraiment à quel point il était conservateur", explique l'avocat aujourd'hui. "Désormais, je ne veux plus avoir affaire à lui, poursuit David Gosar. Mon frère est une personne abjecte."
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