Les sportifs sont-ils des activistes en carton ?
En soutien à Eric Garner, le père de famille noir tué par la police à New York, plusieurs stars de la NBA se sont échauffées vêtues d'un t-shirt à message. Un coup marketing ou le retour du sportif engagé ?
"I can't breathe" ("je n'arrive pas à respirer"). Ce sont les derniers mots prononcés par Eric Garner, un Américain noir, lors de son interpellation très musclée par la police, le 17 juillet à New York. Asthmatique et obèse, il est mort sur le coup. Le policier qui l'a maintenu au sol en posant son genou sur son cou ne sera pas poursuivi, a décidé un grand jury le 3 décembre. Après une semaine de manifestations, les stars de la NBA ont réagi.
Derrick Rose, la vedette des Chicago Bulls, a ouvert la marche en portant un t-shirt "I can't breathe" avant un match, imité par de nombreux joueurs, dont la mégastar LeBron James, mardi 9 décembre. Coup marketing ou retour durable du sportif qui se bat pour de grandes causes ? Eléments de réponse.
"L'ère du sportif engagé est révolue"
Les années 1960 constituent l'âge d'or du sportif engagé. Mohamed Ali refuse de participer à la guerre du Vietnam : condamné à cinq ans de prison et à une lourde amende, il met en péril sa carrière. Le podium du 200 mètres des Jeux olympiques de Mexico en 1968 devient la photo sportive la plus connue de l'histoire : les deux concurrents américains, Tommie Smith (1er) et John Carlos (3e) lèvent leur poing ganté de noir pour protester contre le sort des Noirs aux Etats-Unis. Le début d'un long cauchemar : le Los Angeles Times les compare à Hitler, le comité olympique américain les contraint à rendre leur médaille et, à leur retour aux Etats-Unis, ils sont traités en parias. John Carlos divorce et son ex-femme se suicide en 1977, en partie à cause de la pression médiatique. "Aucune médaille ne protège du racisme. Ça donne juste quinze minutes de gloire", conclut John Carlos, amer, dans son livre The John Carlos Story.
Jusqu'aux années 1980, des champions continuent de défendre des causes (Billie Jean King et les droits des femmes, Arthur Ashe et les droits civiques…). Puis, plus rien. "L'ère du sportif engagé est révolue", prophétise l'universitaire Orin Starn. Les deux figures majeures du sport aux Etats-Unis entre 1980 et 2010, Michael Jordan et Tiger Woods, ne parlent jamais de politique. Jamais. Quand on lui demande de soutenir le candidat démocrate en Caroline du Nord aux élections sénatoriales de 1990, opposé à un candidat républicain notoirement raciste, Jordan a cette phrase incroyable : "Les républicains achètent aussi des baskets." Le sommet de la carrière de rebelle de Michael Jordan ? Le moment où il cache le logo de Reebok avec le drapeau américain aux Jeux olympiques de 1992, pour cause de contrat avec Nike.
La politique, terrain trop glissant pour le business
Un bon athlète est un athlète qui ne donne pas ses opinions politiques en public. Tiger Woods prendra garde à ne soutenir que des causes universelles - protection de l'enfance, lutte contre le cancer - en se gardant bien d'intervenir sur des sujets brûlants. Avant les Jeux de Pékin, le comité olympique britannique a voulu faire signer à ses athlètes un document où ils s'engageaient à "ne pas commenter le moindre sujet sensible". Ce n'est guère mieux côté français, où un timide badge "Pour un monde meilleur" proposé par certains athlètes avant les Jeux de Pékin a été retoqué par le CIO…
Dans les années 2000, la politique devient un terrain de plus en plus glissant pour les sportifs. La basketteuse Toni Smith, qui évolue dans le championnat universitaire, gagne une notoriété nationale en tournant le dos au drapeau américain pendant l'hymne, pour protester contre la guerre en Irak, en 2003. Elle sera imitée par plusieurs joueuses, dont Deidra Chatman, qui explique dans une étude universitaire sur les sportifs engagés (PDF en anglais, p.167) : "Les gens ont dit que ce n'était pas l'endroit pour protester, mais d'autres se sont montrés plus enthousiastes que des athlètes aient pris le temps de réfléchir à ces questions. Contrairement à ce que pensent les gens, on ne s'intéresse pas qu'au sport."
Devenir un sportif engagé n'est pas chose facile. La politique internationale ? Ça sent le piège. En 2008, LeBron James, tête de gondole de Nike, refuse de signer une lettre écrite par ses équipiers de Cleveland dénonçant la situation au Darfour. Dwight Howard, le pivot des Houston Rockets, a effacé précipitamment un tweet sur Gaza, à l'été 2014, avant d'entamer un pénible rétropédalage, raconte ESPN (en anglais). Premier message d'excuses : "Mon précédent tweet était une erreur. Je n'ai jamais commenté la politique internationale, et je ne le ferai jamais." Second message, qui contredit en partie le précédent : "Je m'excuse si j'ai offensé quelqu'un avec mon tweet, c'était une erreur."
"Les réseaux sociaux facilitent les prises de position"
Les nombreuses affaires de violences policières (l'affaire Trayvon Martin en 2012, la mort de Mike Brown en août 2014 et la vidéo de la mort d'Eric Garner fin novembre) achèvent de décomplexer les sportifs noirs américains. Prenez l'attitude de LeBron James, jusque-là assez consensuel : en soutien à Trayvon Martin, il fait poser son équipe du Miami Heat en hoodie, le sweat-shirt à capuche qui aurait effrayé son agresseur, George Zimmerman.
#WeAreTrayvonMartin #Hoodies #Stereotyped #WeWantJustice http://t.co/tH6baAVo
— LeBron James (@KingJames) 23 Mars 2012
Après la mort de Mike Brown, il publie un message d'apaisement sur son compte Instagram : "La violence n'est pas la solution, les gens. Les représailles non plus."
Kobe Bryant, autre mégastar, poste un tweet résumant la pensée des manifestants : "Le système permet de tuer de jeunes Noirs sous couvert de la loi." Même Serena Williams, du monde très policé du tennis, y va de sa réaction : "Honteux."
Wow. Just wow. Shameful. What will it take???
— Serena Williams (@serenawilliams) 25 Novembre 2014
"L'émergence des réseaux sociaux permet aux athlètes de prendre position plus facilement, estime dans Newsday (en anglais) Kathleen Hessert, qui dirige le cabinet Sports Media Challenge, connu pour conseiller le très lisse Shaquille O'Neal sur ses relations publiques. Maintenant, ils estiment qu'ils peuvent dialoguer directement avec leurs fans. Pourquoi ne leur pas leur parler de choses qui les intéressent ?"
Un cap a-t-il été franchi avec les affaires Michael Brown-Eric Garner ? Les sportifs ne se contentent pas de tweets et de belles phrases. Le basketteur Amar'e Stoudemire, des New York Knicks, s'est dit sur ESPN "très déçu de ne pas pouvoir rejoindre les manifestations contre les violences policières" à cause d'un match. L'équipe de football américain des Rams de Saint-Louis a directement manifesté son soutien aux manifestants de Ferguson. D'abord en offrant des tickets à des jeunes du quartier où a été tué Michael Brown. Ensuite en faisant collectivement le geste qu'il a fait avant d'être abattu par un policier : lever les mains. Ce geste, salué dans tout le pays, a valu aux joueurs des critiques du syndicat de la police ainsi que des menaces de mort, explique l'un d'eux à CNN (en anglais). Forcément : s'engager signifie aussi se faire des ennemis.
Il est encore un peu tôt pour savoir si le mouvement va durer. Pour Magic Johnson, ancienne vedette de la NBA, c'est un signe encourageant. "Je suis heureux qu'ils s'expriment, qu'ils montrent qu'ils ont une conscience sociale. Leur avis porte, et beaucoup de gens vont les suivre", dit-il à Mashable (en anglais). Interrogé par le Washington Post (en anglais), John Carlos ne cache pas avoir attendu ce moment depuis quarante ans. "Je savais que ça allait revenir !"
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