De l'exclusion à la normalisation, pourquoi la Syrie a réintégré la Ligue arabe
Retour en grâce pour le "bourreau de Damas". Malgré les accusations pour "crimes de guerre" et "crimes contre l'humanité" qui visent son régime, Bachar Al-Assad participe, vendredi 19 mai, à une réunion de la Ligue arabe à Djeddah (Arabie saoudite), une première après avoir été écarté de l'organisation en 2011. La Ligue arabe rassemble 22 Etats arabes et vise à promouvoir la paix, la sécurité et la stabilité entre ses membres.
En raison de la répression sanglante menée contre l'opposition 2011, Bachar Al-Assad a longtemps été persona non grata dans la région. L'organisation panarabe avait notamment imposé des sanctions économiques à la Syrie et la fin des liaisons aériennes. Mais ces dernières années, plusieurs pays ont peu à peu normalisé leurs relations avec le dictateur syrien.
Un rapprochement initié de longue date
Le retour de Bachar Al-Assad sur la scène régionale a débuté en 2018. Cette année-là, "le régime reprend le sud et le centre de la Syrie et les fronts se stabilisent", rappelle Thomas Pierret, chargé de recherche à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et spécialiste de la Syrie. Les Emirats et Bahreïn rouvrent alors leurs ambassades dans le pays. "Pour eux, Bachar Al-Assad a gagné la guerre, et il est donc logique de renouer avec lui".
Dans les faits, les Emirats n'ont jamais complètement rompu leurs relations avec Damas. "Ils sont farouchement contre-révolutionnaires et ont continué à accueillir des figures du régime ainsi que leurs avoirs financiers", explique Thomas Pierret. Bouchra, la sœur de Bachar Al-Assad, a notamment été autorisée à s'installer dans le pays, relève Le Monde (article réservé aux abonnés).
"Les Emirats ont un temps soutenu l'opposition syrienne quand elle avait des chances de gagner. Puis ils se sont reportés sur Bachar Al-Assad quand le rapport de forces s'est inversé."
Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie à l'Iremamà franceinfo
En novembre 2021, le ministre émirati des Affaires étrangères a ainsi officiellement rencontré le président syrien à Damas. En mars 2022, ce dernier a été reçu à Abou Dhabi par le prince héritier Mohammed Ben Zayed. C'est la première fois depuis le début de la guerre que Bacar Al-Assad se rendait dans un pays arabe. A partir de 2021, la Jordanie œuvre également pour une normalisation de ses relations avec Damas.
L'Arabie saoudite à la manœuvre
Jusqu'en 2022, l'Arabie saoudite bloque la réintégration de la Syrie à la Ligue arabe. "Le gros point de contentieux était le soutien de l'Iran au régime d'Assad. Mais la récente détente entre l'Arabie Saoudite et l'Iran a permis de débloquer la situation", reprend Thomas Pierret. "Riyad lève son veto pour la réintégration de Damas, obligeant, bon gré mal gré, les autres pays à suivre cette voie", ajoute David Rigoulet-Roze, spécialiste du Moyen-Orient à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
"Riyad a levé son veto pour rappeler à Bachar Al-Assad son arabité et diminuer l'empreinte iranienne en Syrie."
David Rigoulet-Roze, spécialiste du Moyen-Orient à l'Irisà franceinfo
De plus, depuis 2014, le royaume saoudien est engagé dans la guerre au Yémen, à la tête d'une coalition contre les rebelles houthis. "Ce dossier est plus important pour leur sécurité que celui de la Syrie", rappelle Ziad Majed, professeur de sciences politiques, spécialiste du Moyen-Orient.
Au sein de l'organisation panarabe, quelques voix assurent toutefois qu'elles ne normaliseront pas leurs relations avec Damas. Le Qatar en fait partie. Au début de la guerre, Doha a en effet soutenu l'opposition syrienne, "ce qui lui a permis de passer pour un pays aux aspirations démocratiques, ce qui est bénéfique en termes de soft power", précise Thomas Pierret. Le pays n'aurait en outre rien à y gagner, car il n'a jamais eu de relations aussi tendues que l'Arabie saoudite avec l'Iran, analyse le spécialiste. En 2022, le président iranien Ebrahim Raissi a même effectué une visite au Qatar et proposé la construction d'un tunnel entre les deux pays, rapporte Al Jazeera (article en anglais). Eloigné du conflit syrien, le Maroc n'a pas non plus eu de position ferme sur le dossier.
Une victoire symbolique pour Bachar Al-Assad
Malgré quelques dissonances, cette réintégration sonne comme une victoire pour Bachar Al-Assad. D'autant plus qu'en 2013, l'opposition syrienne avait occupé le siège de la Syrie à sa place lors d'un sommet de la Ligue arabe au Qatar.
"Bachar Al-Assad est fréquenté à défaut d'être fréquentable."
David Rigoulet-Rozeà franceinfo
Grâce à cette réintégration, la Syrie, détruite par plus d'une décennie de guerre, espère pouvoir se reconstruire. "Bachar Al-Assad attend des retombées économiques, mais on peut difficilement imaginer pire pays que la Syrie pour les investisseurs étrangers", estime Thomas Pierret. Un point de vue partagé par Ziad Majed, qui juge que "la Syrie est un régime mafieux contrôlé par les Russes et les Iraniens, qui veulent eux-mêmes prendre leur part du marché". Même si de l'aide humanitaire a été acheminée en Syrie après les séismes de février, investir massivement dans le pays semble difficile.
Le sort des réfugiés et le trafic de drogue, points de tensions
La Syrie et la Ligue arabe restent cependant divisées sur plusieurs sujets. Les pétromonarchies souhaitent que Bachar Al-Assad s'engage à juguler, à défaut de supprimer totalement, le trafic de Captagon, une drogue "récréative" dont le régime syrien inonde le Moyen-Orient. Damas retire d'énormes bénéfices de ce trafic, et c'est la famille Assad elle-même qui supervise son commerce. Le régime de Damas en retire d'immenses bénéfices et "il est de notoriété publique que des membres de l'entourage proche de Bachar Al-Assad sont parties prenantes de ce trafic, voire le supervisent", estime David Rigoulet-Roze.
"Le trafic de Captagon permet au régime de Damas de pallier son déficit de revenus financiers, qu'il impute aux différentes sanctions occidentales."
David Rigoulet-Rozeà franceinfo
De leur côté, la Jordanie et le Liban espèrent que la Syrie va rapatrier les réfugiés syriens installés sur leur sol depuis le début de la guerre. En mars, au moins 1,2 million de réfugiés syriens vivaient au Liban, relève l'Union européenne. En Jordanie, ils étaient 670 000 en janvier 2022, selon l'ONU. Mais ce retour a peu de chances d'aboutir. "Les réfugiés ne veulent pas rentrer dans un pays qu'ils ont fui parce que le régime les massacrait", prévient Ziad Majed. De plus, "90% des réfugiés sont des musulmans sunnites et Bachar Al-Assad [qui est musulman alaouite, une branche du chiisme] ne veut pas qu'ils représentent la majorité dans le pays".
Pas d'effets attendus sur le cours du conflit
A l'annonce de cette réintégration, la Coalition nationale syrienne, principale alliance de l'opposition, a estimé que cette décision revenait à "abandonner" les Syriens. "C'est inacceptable de permettre [à Bachar Al-Assad] d'éviter d'être puni pour les crimes de guerre qu'il a commis contre les Syriens", a déploré le groupe, basé en Turquie. Les Etats-Unis ont dénoncé cette décision et assuré qu'ils ne normaliseraient pas leurs relations avec le régime de Damas.
Quoi qu'il en soit, cette décision ne devrait pas modifier le cours de la guerre. "En Occident, il y a une grosse couverture de cet événement, mais sur le terrain, les acteurs arabes n'ont aucune présence en Syrie, et la Ligue arabe n'a aucune légitimité aux yeux des opinions publiques arabes", rappelle Ziad Majed.
"La normalisation avec le régime syrien, c'est surtout une normalisation avec les crimes contre l'humanité."
Ziad Majed, professeur de sciences politiquesà franceinfo
Le 1er mai, la déclaration d'Amman, portée par plusieurs pays de la Ligue arabe, a déroulé une feuille de route pour la Syrie, relève Le Monde (article réservé aux abonnés). Celle-ci prévoit la rédaction d'une nouvelle Constitution et l'organisation d'élections sous l'égide de l'ONU. Elle demande également à Damas de lutter contre le terrorisme et le trafic de drogue. Elle prévoit enfin le retrait de Syrie des combattants étrangers, y compris ceux proches de l'Iran. Un souhait déjà balayé par Bachar Al-Assad. Deux jours plus tard, le président iranien, Ebrahim Raissi, était invité à Damas.
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