Russie : qui est Ioulia Navalnaïa, la veuve d'Alexeï Navalny qui a repris le flambeau de l'opposition à Vladimir Poutine ?

Article rédigé par franceinfo
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Ioulia Navalnaïa dans un discours vidéo diffusé le 19 février 2024, au cours duquel elle annonce reprendre le flambeau de son mari Alexeï, mort en détention dans des conditions suspectes. (AP / SIPA)
Après avoir promis de prendre le relais de son mari, mort mi-février en détention dans des conditions suspectes, la veuve de l'opposant russe va prononcer mercredi un discours très attendu devant le Parlement européen.

Une colère froide et bientôt contagieuse ? Depuis la mort de l'opposant russe Alexeï Navalny dans sa prison de l'Arctique, le 16 février, sa veuve, Ioulia Navalnaïa, veut poursuivre son combat politique, multipliant les déplacements. "Je continuerai pour notre pays, avec vous. Et je vous appelle tous à vous tenir près de moi", a-t-elle solennellement déclaré dans une vidéo, diffusée trois jours après l'annonce de la disparition de l'opposant anticorruption. Propulsée à 47 ans sur le devant de la scène par la force des choses, elle ne s'est pas défilée pour autant.

"Je n'aurais jamais dû être là, je n'aurais pas dû enregistrer cette vidéo."

Ioulia Navalnaïa, veuve de l'opposant Alexeï Navalny

dans une vidéo YouTube

La voici oratrice devant le Parlement européen, mercredi 28 février. Ioulia Navalnaïa s'est également exprimée lors du Conseil européen trois jours après la mort de son mari, puis a rencontré le président américain Joe Biden le 22 février. Elle ne retient plus ses coups à l'endroit du président russe. "Ce que Poutine fait maintenant, c'est de la haine. Non. Pas de la haine. C'est une forme de satanisme", a-t-elle dénoncé samedi, alors que la famille tentait de récupérer le corps d'Alexeï Navalny. "Je me fous de la manière dont le porte-parole du tueur commente mes propos", avait-elle déjà réagi, après des récriminations du Kremlin.

Après la mort de son mari, Ioulia Navalnaïa a publié une photo sur Instagram, sur laquelle il l'embrasse sur le front. "Je t'aime", précise la légende. Leur histoire durait depuis vingt-six ans. Alors qu'elle travaille dans le commerce, après une formation en économie, Ioulia Navalnaïa, née à Moscou en 1976, rencontre son futur époux dans une station balnéaire turque. Elle épouse le jeune avocat deux ans plus tard, en 2000, l'année même où Vladimir Poutine est élu à la présidentielle pour un premier mandat. L'opposant part en croisade contre la corruption qui gangrène le pays, avec la création en 2011 d'une fondation dédiée.

 "Je partage ses convictions"

En coulisses, Ioulia Navalnaïa soutient politiquement son époux. Celui-ci déclarait même que les opinions de sa femme étaient plus radicales encore que les siennes. "Il est bien plus intéressant d'être la femme d'un homme politique", jugeait-elle il y a trois ans, dans un entretien à la version russe du Harper's Bazaar . Elle limite toutefois ses apparitions à des manifestations ou une campagne électorale. Mais quand son mari est arrêté en attendant un procès, en 2013, elle vient aussitôt en renfort, dans un entretien accordé à la chaîne Dojd. "Je partage ses convictions et je l'imagine en président", lâche-t-elle, ajoutant que leur fille Dasha expliquait déjà, en maternelle, que son père combattait "les escrocs".

Ioulia Navalnaïa et son époux Alexeï lors d'un rassemblement organisé le 27 février 2016 à Moscou, en mémoire de Boris Nemtsov, assassiné un an plus tôt. (DMITRY SAVOSTIANOV / NURPHOTO / AFP)

En 2020, sur un vol entre Moscou et Tomsk, Alexeï Navalny est pris d'une crise, après avoir été empoisonné avec une substance neurotoxique. L'avion est dérouté vers Omsk. Ioulia Navalnaïa remue ciel et terre pour obtenir un transfert médical à l'étranger et écrit même un courrier à Vladimir Poutine pour qu'il autorise ce voyage en Allemagne. Une fois en Europe, elle se rend régulièrement à son chevet, et ils écoutent parfois la chanson Perfect Day de Duran Duran. Quand Ioulia Navalnaïa fait une apparition au côté de son époux, dans un entretien fleuve mené par le blogueur-star Iouri Doud, c'est surtout pour évoquer la manière dont a été choisie l'université américaine de Stanford pour leur fille Dasha.

Le 16 janvier 2021, le couple reprend la direction de Moscou, dans un avion rempli de journalistes. Au préalable, les époux ont "longuement discuté" avant ce grand saut, explique l'un de leurs amis, Vladimir Ashurkov, cité par l'agence américaine Associated Press. L'opposant est arrêté dès sa descente de l'avion, à l'aéroport de Moscou-Cheremetievo. C'est la dernière fois que Ioulia Navalnaïa voit son mari en liberté. Quelques jours plus tard, à son tour, elle est brièvement arrêtée dans la capitale russe, lors d'une manifestation de soutien à l'opposant. Les mois suivants, elle poste à l'occasion des selfies, après des visites à son mari en prison.

Forcée à l'exil pour rester libre ?

Mais ces clichés se raréfient, car l'opposant est placé à l'isolement à répétition. Ioulia Navalnaïa quitte régulièrement le pays pour attirer l'attention internationale. Aux Etats-Unis, en mars 2023, à Hollywood, elle se trouve sur la scène des Oscars, lorsque le long-métrage Navalny reçoit le prix du meilleur documentaire. Lorsqu'elle prend la parole ce soir-là, cela fait déjà plus d'un an qu'elle n'a plus vu son mari, baladé en cellule disciplinaire et considérablement amaigri. "Poutine ne reculera devant rien pour conserver le pouvoir et l'argent", déclare-t-elle ensuite, dans un entretien au Spiegel . En excluant, encore, de se lancer en politique.

Ioulia Navalnaïa prend la parole sur la scène des Oscars, le 12 mars 2023 à Hollywood (Californie, Etats-Unis). (KEVIN WINTER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Avec la mort de l'opposant, le sort de Ioulia Navalnaïa est désormais comparé à celui de Svetlana Tikhanovskaïa, propulsée à la tête de l'opposition biélorusse après l'emprisonnement de son mari Sergueï Tikhanovski en mai 2020. Condamnées à l'exil, les deux femmes se sont d'ailleurs rencontrrées à huis clos, sans que le contenu de leurs échanges n'ait été relayé. En 2021, Alexeï Navalny avait décidé de rentrer en Russie, bien conscient qu'une opposition en exil était une opposition moins forte. Quel scénario pour sa veuve ? En juin 2023, le média Russia Today, citant des sources au sein des forces de l'ordre, avait écrit que Ioulia Navalnaïa serait arrêtée à son retour, si elle se rendait à un énième procès de son mari.

L'opposante biélorusse Svetlana Tikhanovskaïa s'entretient avec Ioulia Navalnaïa, veuve de l'opposant russe Alexeï Navalny, le 16 février 2024. (SVETLANA TIKHANOVSKAÏA / TELEGRAM)

Le Kremlin a déjà lancé une campagne de discrédit : les chaînes Telegram et les médias bruissent de rumeurs et de fausses informations sur une prétendue infidélité ou sur son refus de visiter son mari en prison. Si le pouvoir russe n'a pas attendu pour décocher ses premières flèches, Ioulia Navalnaïa, elle, doit encore définir son rôle d'opposante.

Lors de la réunion du Conseil des affaires étrangères de l'UE, elle a surtout appelé à de nouvelles sanctions contre les officiels russes et attiré l'attention sur le sort de ses compatriotes en exil. Mais sans évoquer, à ce stade, des objectifs de politique intérieure. Ses apparitions aux côtés de dirigeants occidentaux, par ailleurs, pourraient jouer en sa défaveur auprès de l'opinion russe, souligne Tatiana Stanovaïa, chercheuse au Carnegie Center, interrogée par Politico. "En Russie, cela sonne comme une malédiction".

Une figure de proue capable d'unifier l'opposition ? 

Autre défi : l'union d'une opposition éclatée, alors que l'équipe Navalny, fédérée autour de la Fondation anticorruption qu'il a fondée, est connue pour son intransigeance et sa défiance. Comme le rappelle CNN, Alexeï Navalny avait d'abord rejoint le parti libéral Iabloko, avant d'en être éconduit en 2007 pour ses opinions nationalistes et patriotiques, des idées dont il s'était éloigné par la suite. Ces dernières semaines, Ioulia Navalnaïa a certes apporté son parrainage à Boris Nadejdine, personnalité libérale dont la candidature à la présidentielle a finalement été invalidée par le pouvoir. Mais elle s'est également fâchée contre lui, après une formulation sur la restitution du corps de son défunt mari.

En attendant, la presse ukrainienne observe tout cela avec circonspection, car elle sait par expérience que l'attention occidentale est limitée dans le temps. Surtout, elle réclame des gages à la nouvelle opposante en chef désignée. "Ioulia Navalnaïa doit faire son choix rapidement, résume le journaliste et éditorialiste Ivan Verstyuk, dans un texte publié par Kanal 24. Même les enquêtes anticorruption les plus médiatiques n'ont pas donné le résultat politique escompté contre le Kremlin. Seul un programme politique anti-guerre permettra à Ioulia Navalnaïa de recevoir suffisamment de soutien de la part de l’Occident".

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