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Attentat de Manchester : face au terrorisme, le flegme britannique est-il toujours d'actualité ?

Vincent Latour, professeur à l'université de Toulouse-Jean-Jaurès, analyse l'attitude du peuple britannique et de ses dirigeants face aux attentats qui les frappent.

Article rédigé par Benoît Zagdoun - propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Des membres de la communauté sikh manifestent leur amour de leur ville avec des pancartes "I love MCR", le 23 mai 2017, à Manchester (Royaume-Uni), au lendemain d'un attentat meurtrier à la sortie d'un concert. (BEN STANSALL / AFP)

La reine Elizabeth II a condamné un "acte barbare". La Première ministre Theresa May a dénoncé "une attaque terroriste épouvantable". Moins de 24 heures après l'attentat de Manchester, qui a fait 22 morts à la sortie d'un concert d'Ariana Grande, lundi 22 mai, les Britanniques sont sous le choc. Mais sur les réseaux sociaux, une formule revient : "Stiff Upper Lip". Pour comprendre ce que cette expression dit de la société britannique, franceinfo a interrogé Vincent Latour, professeur de civilisation britannique à l'université de Toulouse-Jean-Jaurès.

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Franceinfo : Comment traduire "Stiff Upper Lip" en français ? 

Vincent Latour : C'est une expression anglaise imagée difficile à traduire. Littéralement, cela veut dire : ne pas bouger la lèvre supérieure. C'est-à-dire garder son calme, ne pas broncher, ne pas montrer de signe de faiblesse ou de vulnérabilité. En résumé, c'est garder sa dignité dans l'adversité. C'est le fameux flegme britannique.

Ce flegme britannique était-il encore à l'œuvre après l'attentat-suicide contre la Manchester Arena ?

Il faut se méfier des stéréotypes nationaux. Mais il est vrai que les réactions sont plutôt mesurées et la campagne des législatives est suspendue, donc oui, on peut en parler. Les habitants de Manchester en particulier ont réagi avec beaucoup de dignité, beaucoup de solidarité aussi. Des gens ont été hébergés, les taxis ont emmené des passagers gratuitement et certains ont agi avec héroïsme en protégeant des enfants. Mais ce sont des choses qu'on a pu voir également en France à Paris après les attaques terroristes du 13-Novembre.

Cela ne doit pas occulter que les questions de terrorisme islamiste ont provoqué des réactions beaucoup moins mesurées dans le passé. J'établirai donc une distinction entre les réactions immédiates et les suites politiques données à ces affaires-là. Les attentats du 7 juillet 2005 à Londres ont peut-être été accueillis de manière mesurée sur le moment, mais ont donné lieu à une surenchère législative en matière de lutte contre le terrorisme avec notamment le projet avorté du gouvernement Blair de faire passer la durée des gardes à vue pour les suspects de terrorisme, même sans preuve particulière de 28 jours à plus de 40 jours, et même initialement à plus de 90 jours. 

Les libertés publiques ont été remises en cause par le New Labour. Les mesures antiterroristes des gouvernements Major, Blair et Brown ont été très contestées pour cela. Le virage sécuritaire a été pris avant même Tony Blair. Il y a eu des signes sous John Major dans les années 1990. Sept à huit lois ont été passées par les divers gouvernements travaillistes entre 1997 et 2010. Il y a eu un tournant en 2001. Les émeutes interethniques dans le nord de l'Angleterre et les Midlands ont coïncidé avec le 11-Septembre qui a eu des répercussions énormes au Royaume-Uni. Les attentats contre les tours jumelles ont été perçus quasiment comme un événement intérieur. Il y a eu des dizaines de victimes britanniques. Cela a été déterminant.

Cette attitude est-elle un héritage du célèbre "Keep Calm and Carry on" de la seconde guerre mondiale ?

Peut-être. Il est toujours tentant de chercher des résonances et des origines historiques lointaines. Mais il est vrai que cela semble rappeler le flegme des Britanniques quand ils sont face à l'adversité. Cela fait inévitablement penser à l'esprit de résistance des Britanniques lors du Blitz pendant la seconde guerre mondiale. Le slogan "Keep Calm and Carry on" était alors une injonction. Et de toute façon, il y avait une conscription générale de la population de 18 à 65 ans, hommes et femmes compris, dans les forces armées, dans l'effort de guerre, dans les industries et l'agriculture. On a même parlé de la naissance de la nation britannique. Les clivages de classes étaient transcendés. La nature de la société britannique a beaucoup changé depuis. On dit que ce sentiment national a tendance à disparaître. Mais les Britanniques semblent avoir gardé une partie de cet héritage-là.

L'attentat de Manchester survient deux mois jour pour jour après celui de Westminster à Londres. Pourtant, le niveau d'alerte était resté inchangé depuis 2014. Est-ce, là aussi, une preuve de ce fameux flegme ? 

Il y a peut-être une forme de fatalité. Mais je ne pense pas que les autorités britanniques fassent preuve de candeur. La menace terroriste est évaluée à sa juste valeur par les Britanniques. C'est quelque chose avec laquelle ils ont l'habitude de vivre depuis plusieurs décennies. Londres a été frappé par le terrorisme à grande échelle dès 2005, une dizaine d'années avant Paris. Dans les années 1970 et 1980, les Britanniques ont été touchés par le terrorisme nord-irlandais de l'IRA, certes d'une autre nature, mais qui a fait beaucoup de victimes en Angleterre.

Lors de mes récents voyages, j'ai été frappé par la légèreté des dispositifs policiers visibles déployés dans les lieux publics britanniques au regard de ce que nous avons en France. Mais il y a un renseignement britannique efficace. De nombreux attentats ont été déjoués ces dernières années. Parmi les politiques mises en place sous les ères Blair et Brown, il y avait le programme "Prevent". Des associations musulmanes réputées modérées étaient financées et en contrepartie elles devaient donner des renseignements sur des individus ou des groupes plus radicaux qui leur semblaient prêts à verser dans l'action violente. Ça a été assez contesté, mais ça a porté ses fruits.

Ce "Stiff Upper Lip" ne traduit-il pas également la volonté de défendre un mode de vie national ? 

Dès 2001, et les émeutes interethniques dans le nord du pays et les Midlands, de nombreux Premiers ministres ont dit que le multiculturalisme était remis en cause, notamment David Cameron, lors d'un discours célèbre de 2011. Mais même après les attentats de Londres en 2005, le multiculturalisme britannique n'est pas remis en cause. Les Britanniques gardent confiance dans cet idéal. Même si c'est un multiculturalisme teinté de considérations sécuritaires. D'ailleurs, les politiques d'intégration n'ont pas été remises en cause fondamentalement.

Il y a des signes qui montrent que ce modèle social fonctionne. Londres en est l'exemple même, puisque la capitale a élu un maire musulman issu de l'immigration pakistanaise, Sadiq Khan, quelques mois avant l'attentat contre Westminster. Manchester également, puisque cette grande ville du nord de l'Angleterre est aussi très diverse du point de vue ethnique et religieux. C'était l'ancien bassin industriel du pays, où était concentrée une bonne partie des populations issues de l'immigration post-coloniale et notamment de l'ancien Commonwealth. A travers Manchester, c'est cette réalité multiculturelle britannique qui est ciblée.

Cela veut-il dire qu'il y a une concorde nationale sur ce modèle de société ?

Une fois de plus, je distinguerais les réactions du peuple britannique des réactions de ses dirigeants politiques. La question a été exploitée politiquement par tous les camps. Les travaillistes ont remis en cause les premiers le multiculturalisme, alors que, paradoxalement, ce sont eux qui dans les années 1960 et 1970 ont créé les conditions de son émergence avec une politique d'égalité des chances.

Les thèmes de l'immigration et de l'intégration ont été exploités sans vergogne par l'Ukip, le parti eurosceptique qui est sur une ligne très antimulticulturaliste, joue du sursaut nationaliste, a mené la danse pendant toute la campagne du référendum sur le Brexit et a influencé l'agenda des conservateurs et l'issue même du vote. On n'échappe pas non plus à une certaine exploitation politique de ces questions-là au Royaume-Uni, loin de là.

Au-delà du tempérament britannique et du calme montré actuellement, il sera intéressant de voir quelle sera la suite. On est dans une période de campagne, même si elle est pour l'heure suspendue. La politique va reprendre ses droits. Il va être intéressant de voir comment la campagne va reprendre. Il va falloir voir si le législateur s'empare de cet attentat pour proposer de nouveaux textes. On jugera de la dignité britannique et de la résilience britannique dans les mois qui vont venir, dans les échanges politiques au Parlement sur ces questions-là.

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