Reportage Guerre au Proche-Orient : au Liban, la vie suspendue des déplacés du Sud à Qmatiye, "un refuge de paix pour oublier les bombardements"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial à Qmatiye (Liban)
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
La famille Dirani (avec trois de ses quatre enfants), qui a fui son village du sud du Liban à cause des bombardements, prend le café dans le logement temporaire qu'elle occupe à Qmatiye (Liban), le 10 janvier 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Ce village près de Beyrouth se plie en quatre pour accueillir chaque semaine des nouvelles familles, apeurées par les affrontements, dans le sud du pays, entre le Hezbollah et l'armée israélienne.

Ismail Dirani avait prévenu : "Ça va me faire pleurer." Et Ismail Dirani a pleuré. Il n'a rien contre le village de Qmatiye, ni contre ses habitants. Simplement, ce ne sera jamais chez lui. "C'est la guerre qui nous a emmenés ici avec ma famille, grogne-t-il, avant de tirer de longues secondes sur sa cigarette. Ce n'était pas notre choix, c'était une question de sécurité. De survie".

Le chauffeur routier de 56 ans trouve le temps long dans cette commune proche de Beyrouth (Liban), qu'il connaissait tout juste de nom avant d'y mettre les pieds. "Depuis combien de temps est-on là ?", demande-t-il, mercredi 10 janvier. "Plus de deux mois déjà", souffle son épouse, Shams, assise dans le salon du petit appartement que la famille loue à une connaissance d'une connaissance, "en attendant que ça se calme, chez nous, dans le Sud". 

C'est là-bas que la vie des Dirani a basculé, un soir de la fin du mois d'octobre, à 23h25, quand un obus de l'armée israélienne a atterri à quelques dizaines de mètres de leur maison, dans le village de Kounine. Ce soir-là, "un gros boum, puis des bruits de verre" les font bondir du lit. Certaines vitres ne résistent pas au souffle, pas plus que la serrure de la porte d'entrée. Avec leurs quatre enfants âgés de 6, 10, 13 et 16 ans, ils se mettent à l'abri. "Et puis, à minuit, tout le monde est monté dans la voiture, et on a filé, direction le Nord. Deux heures de route." 

Trois enfants de la famille Dirani se reposent sur des matelas à même le sol, le 10 janvier 2024 à Qmatiye (Liban). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Des années, pourtant, que les Dirani cohabitaient avec l'Etat hébreu. La chambre des parents donne même sur les miradors et leur balcon, sur le mur de séparation entre les deux pays. "Cela faisait partie du décor. C'était comme ça". Le père de famille montre l'endroit sur une carte : il y a à peine la place d'un pouce jusqu'à la frontière, "moins d'un kilomètre"

Mais voilà, après l'attaque terroriste du Hamas le 7 octobre, le Hezbollah a recommencé à viser les positions israéliennes. Et Israël a répondu militairement aux combattants du mouvement chiite. "Vivre dans le Sud est devenu invivable", souffle Shams, la mère de famille. Depuis leur exil vers le Nord, il arrive régulièrement qu'un membre de la famille se réveille en sursaut, pensant entendre le bruit des drones. C'est que même Beyrouth n'est pas épargnée : le 2 janvier, une frappe israélienne visant un immeuble de la banlieue sud de la capitale libanaise a tué Saleh al-Arouri, le numéro 2 du Hamas.

"On a tout laissé en plan et on est partis"

Chaque semaine, le même défilé. Des nouvelles têtes débarquent dans les rues étroites de Qmatyie. "Je viens encore d'accueillir trois nouvelles familles, raconte le maire, Nadim Hamadeh, costume-cravate impeccable. Après trois mois, on en est déjà à 120 déplacés. La plupart viennent chez nous parce qu'ils y ont des proches. Mais d'autres n'avaient jamais mis les pieds ici avant. En fait, dès qu'il y a un nouveau bombardement quelque part dans le Sud, je me tiens prêt à voir arriver des gens". 

L'intérieur du coffre des voitures dit tout de la précipitation dans laquelle sont partis les déplacés d'une guerre qui s'exporte désormais sur le territoire libanais. Celui des Dirani a parcouru les 120 kilomètres à vide. "Personne n'a fait de sac. On a tout laissé en plan et on est partis. Le pantalon que je porte est à quelqu'un du quartier. La doudoune, c'est un don. Le tee-shirt aussi. Rien n'est à moi", signale le père, Ismail. Leur appartement d'appoint se résume au strict minimum. Une table basse, deux banquettes, une bouilloire, une gazinière. Dans la chambre des quatre enfants, des matelas sont entassés à même le sol. Les jouets ne sont pas les leurs.

Un plan pour doubler le nombre de réfugiés

Au 11 janvier, selon les chiffres obtenus par franceinfo auprès de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), 4 474 Libanais avaient déjà trouvé refuge dans le district d'Aley, auquel appartient Qmatiye. Au total, 82 012 personnes ont à ce jour fui les bombardements israéliens sur le sud du Liban. "Deux raisons reviennent toujours, analyse Mathieu Luciano, le responsable de l'OIM dans le pays : les violences et la peur de l'escalade". Et ce n'est, peut-être, qu'un début. Toujours selon l'OIM, plus de 325 000 personnes vivent dans un rayon de 10 kilomètres autour de la "ligne bleue", cette démarcation matérialisée par un mur et des barbelés entre le Liban et Israël. Et donc à portée des tirs d'artillerie, de plus en plus nourris, entre le Hezbollah et l'armée israélienne. 

Nadim Hamadeh, le maire de Qmatiye (Liban), le 10 janvier 2024, dans son bureau. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Jusqu'ici, les autorités libananaises n'ont donné aucune consigne particulière à leurs ressortissants des villages du Sud. "Mais les gens partent d'eux-mêmes, sans attendre les recommandations. Nos chiffres augmentent à chaque relevé", observe Mathieu Luciano. Le maire de Qmatiye le remarque tous les jours. L'élu, qui n'éteint pas son téléphone la nuit, a demandé à ses agents de se préparer "à tous les scénarios", dont un exode massif à l'intérieur même du pays. Lors du dernier conseil municipal, l'ordre du jour était essentiellement consacré aux travaux de voirie, aux dommages causés par la pluie sur les routes et au salaire des employés. Mais "on a également discuté entre nous des abris que l'on pourrait réquisitionner en cas de besoin. Les écoles, les salles, oui, mais lesquelles ? On est prêts à accueillir encore plus de monde, le double, au moins 150".

"On se fiche de la religion, de la couleur de peau, des opinions"

A 100 mètres de la mairie, sur la route principale qui traverse Qmatiye, le dispensaire aussi se tient prêt. Hussain Jafar, le manager, passe régulièrement une tête dans l'armoire à pharmacie parce que les médicaments partent vite. "On a refait des stocks et repassé des commandes. Dans la pagaille, certains réfugiés qui souffrent de maladies chroniques ont quitté leurs maisons sans emporter leurs traitements", explique l'octogénaire, qui était déjà mobilisé dans le village en 2006, lors de la dernière guerre entre le Liban et Israël.

Un homme, la cinquantaine, pull à capuche sur le dos, entre alors dans le dispensaire. Il s'appelle Fadi Ayoub et a fui Hula, son village du Sud. Toujours le même profil : un enfant, une femme, une maison partiellement détruite. Il est là pour demander "du chauffage et des couvertures, car il fait de plus en plus froid". Pas besoin en revanche de test auditif, comme le propose la clinique pour les habitants confrontés ces derniers temps à des bombardements à répétition. "Quand quelqu'un nous dit 'Je viens du Sud', on comprend tout de suite la situation, fait remarquer Salem Naserden, le coordinateur du dispensaire. On se fiche de la religion, de la couleur de peau, des opinions. Ici, pas de discrimination. Vient qui veut et c'est gratuit. On est un refuge de paix pour oublier les bombardements".

Hussain Jafar, manager du dispensaire de Qmatiye (Liban), fait le point sur les stocks de médicaments, le 10 janvier 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

L'école municipale de Qmatiye, aussi, a rajouté des pupitres pour accueillir ceux qu'on appelle "les enfants du Sud". Par hasard, ceux des Dirani ont croisé dans les couloirs de l'établissement un copain, originaire du même village qu'eux près de la frontière. Lors d'une récréation, des garçons ont demandé à Ali, 13 ans, pourquoi il était nouveau. "Je leur ai dit que c'était à cause de la guerre".

Le père de famille, Ismail, tape un coup sur la table basse du salon : "On meurt jour après jour avec ce bordel. La guerre est en train de nous ruiner." La journée, quand les enfants sont en classe, le couple de parents coupe le chauffage, car le gaz est hors de prix, dans un pays déjà lourdement plombé par une crise économique. Ismail saute aussi des repas, pour privilégier la santé des enfants, et montre son portefeuille, dont il sort deux billets : "Je n'ai que ces 20 dollars."

Parfois, les Dirani s'imaginent ne jamais rentrer chez eux, à Kounine : "Si ça se trouve, notre maison est occupée. Ou même détruite." De toute façon, il n'y a plus personne sur place pour les prévenir. Leur village, qui a encore été bombardé début janvier, s'est vidé de son millier d'habitants. Un pressentiment, peut-être : Ismail vient de démarcher les entreprises de transport de Qmatiye, pour "voir si elles n'avaient pas besoin de chauffeurs pour les prochains mois".

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