Grand entretien "L'Iran vit des transformations profondes que le régime est incapable d'enrayer" : une réalisatrice donne la parole à la jeunesse iranienne

Dans "Nous, jeunesse(s) d'Iran", diffusé dimanche sur France 5, Solène Chalvon-Fioriti met en scène des témoignages rares, recueillis à distance grâce à trois Iraniennes et anonymisés à l'aide de l'intelligence artificielle.
Article rédigé par Isabelle Malin
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
Le documentaire "Nous, jeunesse(s) d'Iran", réalisé par Solène Chalvon-Fioriti, dresse le portrait d'une génération en pleine mutation. (FRANCE 5)

Un an après son film Afghanes, la réalisatrice Solène Chalvon-Fioriti s'est plongé dans une autre pays très fermé. Dans le documentaire Nous, jeunesse(s) d’Iran, diffusé dimanche 21 avril sur France 5, elle dresse le portrait d'une nouvelle génération iranienne aux multiples facettes, connectée, politisée, féministe ou conservatrice, mais toujours avide de liberté. Grâce au témoignage de six Iraniens de moins de 25 ans, le film dévoile les profondes mutations du pays, dans la foulée de la mort de Mahsa Amini et du mouvement de contestation qui a suivi. La réalisation de ce documentaire a été rendue possible par l'usage de l’intelligence artificielle, qui a permis d’anonymiser les visages et de protéger les jeunes témoins, qui, quelles que soient leurs opinions, vivent sous un régime qui interdit à tous de s'adresser aux médias étrangers. La réalisatrice revient, pour franceinfo, sur la fabrication si particulière de son documentaire.

Franceinfo : Votre film donne la parole à six jeunes Iraniens et Iraniennes, et montre leur quotidien. Avez-vous pu vous rendre en Iran pour les rencontrer et réaliser ce documentaire ?

Solène Chalvon-Fioriti : Non, mon visa a toujours été refusé, je n'ai jamais pu me rendre en Iran. J'ai donc dirigé ce tournage à distance, avec des non-professionnels. Il n'y a d'ailleurs quasiment plus de professionnels [du documentaire] en Iran : les cadreurs sont soit en prison, soit suivis par le régime et fichés, donc c'était impossible de les faire travailler. Nous avons identifié des gens qui avaient envie d'apprendre à filmer et nous avons gravité autour d'eux. On a formé au tournage la narratrice principale, Sarah, et deux autres jeunes femmes, une coiffeuse et une photographe de mariage.

Je leur ai appris à cadrer par messagerie sécurisée, avec des messages éphémères qui s'effacent automatiquement toutes les 24 heures. Il fallait être sûrs qu'en cas d'arrestation, ces messages disparaissent pour qu'elles ne soient pas inquiétées. C'est pourquoi le film a été particulièrement long à faire : il y a eu toute cette partie de formation dans de très mauvaises conditions de communication, l'Etat bloquant régulièrement internet. Nous avons commencé à tourner en novembre 2022, cela a donc pris plus d'un an. Ce que je voulais montrer dans mon film, c'est que le mouvement "Femme, vie, liberté" a été une onde de choc pour tout le monde. Et, surtout, il nous a donné l'occasion de voir cette jeunesse iranienne en face.

Comment avez-vous trouvé les intervenants ?

Je ne peux pas vraiment rentrer dans les détails, mais ce furent des rencontres faites au hasard grâce à un cadreur franco-afghan. Il a rencontré un jour furtivement le personnage central, Sarah, dont on a modifié le prénom. J'ai réussi à la retrouver, mais elle était réticente à participer au film, puis elle a commencé à m'envoyer des notes vocales pour exercer son anglais et, surtout, pour vider son sac. Ensuite, les notes vocales sont devenues des confidences intimes, qui se sont muées en liant intéressant pour le film. Et, finalement, elle a raconté le film avec moi et a beaucoup filmé avec son téléphone.

Pourquoi avez-vous utilisé l'intelligence artificielle pour anonymiser vos témoins ?

Je n'ai travaillé que dans des dictatures ou dans des pays en conflit. J'ai toujours flouté les visages pour mes films. C'était très insatisfaisant, très déshumanisant, car un visage renvoie de l'altérité, de la fraternité, de l'empathie ; le flou, non. La première fois que l'on a fait le test avec l'intelligence artificielle et que l'on a reçu les premiers visages, c'était bouleversant. Nous n'avions pas perdu nos témoins. Je connais évidemment leurs vrais visages, ils n'ont rien à voir avec les nouveaux, mais je les ai retrouvés à l'intérieur. Comme les expressions, les corps et la gestuelle étaient conservés, on les percevait derrière. Cela ne crée pas le frein du flou.

"On a voulu garder les imperfections, je ne voulais que les visages soient trop réels non plus. Ils sont un peu plastiques, car l'idée n'était pas que ce soit trop esthétisant. C'était de mettre un visage à la personne qui nous parle, et surtout d'anonymiser."

Solène Chalvon-Fioriti, réalisatrice de "Nous, jeunesse(s) d'Iran"

à franceinfo

Pour moi, c'est comme un masque mouvant. En fait, tourner un film avec des visages en intelligence artificielle nécessite une technique très particulière, et nous n'avions pas accès à tous les moyens nécessaires. Des tas de choses ne fonctionnaient donc pas très bien, ce qui explique les imperfections. Mais finalement, cela nous a servi, car cela nous a permis de raconter autre chose.

Certaines voix ont été changées, mais pas toutes. Concernant Sarah, le personnage principal, il était évident que nous ne souhaitions pas sa voix réelle, donc on a fait appel à une comédienne iranienne. On a utilisé différentes techniques en fonction des risques et des envies de chacun.

Vous les avez impliqués dans la création de ces avatars ?

Oui, et d'ailleurs ce qui est marquant pour moi dans ce film, c'est le fait d'associer les gens dans le choix de leur faux visage. Cela a créé un lien très particulier. Il y a toujours quelque chose de dur dans le fait d'interviewer des gens qui vont mal. En tant que journaliste, on arrive pour récolter une parole risquée, il faut que ces personnes vous fassent absolument confiance, alors qu'on les expose au danger. Et souvent, on repart avec quelque chose de peu satisfaisant, avec ce sentiment de réduire une humanité, une détresse, des yeux qui pleurent, à un simple flou. Et là, c'était ludique pour eux de choisir leur visage. Il y avait une interaction, une collaboration, ça les rendait acteurs du film.

Mais cela oblige à réfléchir. Je suis contrainte de penser à l'intelligence artificielle, puisque je ne peux pas filmer des visages parce que c'est dangereux. Flouter légèrement ces visages va devenir risqué aussi [car d'autres outils, bâtis aussi avec l'intelligence artificielle, permettent aujourd'hui de reconstituer les visages floutés]. Je suis obligée d'utiliser cette technique. Mais paradoxalement, j'ai apprécié et cela m'intéresse, car je me dis que cela va m'ouvrir d'autres horizons.

Les témoins favorables au régime ne pouvaient pas non plus témoigner à visage découvert ?

Ah non, jamais. Le régime met aussi en prison des religieux. D'ailleurs, les sections politiques des prisons iraniennes en sont pleines. C'est aussi ce qui m'a intéressé dans ce film, et c'est d'ailleurs ce que j'avais compris de l'Iran, à savoir que l'opposition n'est pas entre les traditionnels et les modernes. Elle est vraiment entre les prorégime, ceux qui bénéficient de son soutien, et ceux qui ne l'ont pas. Ce film me l'a encore plus prouvé.

Comme nous avons pu aller chez les religieux, nous nous sommes rendu compte à quel point ce monde était mouvant. La mère célibataire, divorcée, que nous voyons dans le film et qui est dévouée au régime, est très cultivée, elle est doctorante et elle est très éprise de cette idéologie. C'était encore plus extraordinaire pour nous d'avoir les religieux avec l'intelligence artificielle. Le régime interdit toute critique et interdit à toute sa population de parler aux médias étrangers, même aux plus conservateurs. Montrer leurs visages les enverrait forcément en prison, cela aurait été cauchemardesque. Techniquement, nous avons changé les appartements, changés les villes, changés les voix quand il fallait. Il s'agissait de brouiller les pistes le plus possible.

Comment ont-ils accepté de témoigner ?

Après de longues conversations, et surtout grâce à des liens de confiance qui se sont bâtis dans des communautés de femmes. Leur rôle est central dans le film. Celles qui ont accepté d'être filmées étaient des femmes et celles qui ont accepté de filmer étaient aussi des femmes. Le seul homme que l'on suit longuement n'a pas voulu être filmé. Il y a un plus grand courage chez les femmes et ce n'est pas parce que je suis une femme que je dis cela. C'est juste une réalité.

On découvre dans votre film à quel point cette société iranienne se transforme...

Effectivement. Du fait de la dictature, nous ne voyons pas à quel point ces mutations culturelles vont à une vitesse inouïe : les familles, qui en peu de temps sont passées de six à deux enfants ; l'explosion des divorces, une procédure d'ailleurs inscrite dans la loi islamique ; 60% des étudiants qui sont des étudiantes... L'Iran vit des transformations si profondes que le régime est bien incapable de les enrayer, un retour en arrière est impossible.

"Ce qui est émouvant dans ce pays, c'est de découvrir à quel point l'écart entre le peuple et les dirigeants est abyssal : 70% des Iraniens sont favorables à la séparation du religieux et de l'Etat, 80% des jeunes sont en permanence connectés grâce à des VPN..."

Solène Chalvon-Fioriti, réalisatrice de "Nous, jeunesse(s) d'Iran"

à franceinfo

Ce n'est pas un peuple qui se tait. Les Iraniennes sont très émancipées. Il y a la vie que le régime leur impose dans l'espace public et il y a la maîtrise que le peuple a de sa vie dans la sphère privée. Les mollahs ne peuvent pas s'immiscer partout. Les gens réussissent tout de même à vivre leur vie de la façon qu'ils souhaitent.

Pour l'anecdote, Sarah, qui est le témoin central du film et qui appartient à la toute petite classe moyenne, m'a demandé si j'avais aimé le film Anatomie d'une chute, qu'elle a vu sous-titré en persan. Le niveau culturel de ce peuple est réellement impressionnant. Cela attire une immense compassion, car ce que leur propose, en face, cette espèce de gérontocratie est effrayant.

Qu'est-ce qui vous a le plus marquée ?

C'est de comprendre qu'il n'y a pas de dualité entre monde moderne et monde religieux en Iran. La séparation n'est pas là. À chaque fois qu'une prisonnière politique est libérée et qu'elle parle à la presse, elle raconte qu'en prison, elle était souvent dans des sections politiques avec beaucoup de femmes religieuses en tchador. La différence se fait davantage entre prorégime et antirégime. Ce qui rassemble cette jeunesse plurielle, c'est la volonté de choisir sa vie, choisir de porter un voile ou de ne pas en porter, d'être religieux ou pas. C'est la question du libre choix, que l'on retrouve d'ailleurs dans la jeunesse globalisée.

Le documentaire Nous, jeunesse(s) d'Iran. Voyage interdit au sein de la génération Z iranienne, réalisé par Solène Chalvon-Fioriti, est diffusé dimanche 21 avril à 21h05 sur France 5, et sur la plateforme france.tv.

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