Ukraine : "Il y a une ambiance insurrectionnelle à Kiev, tout peut arriver"
La crise en Ukraine se transforme-t-elle petit à petit en révolution ? Analyse de la politologue Alexandra Goujon, spécialiste du pays.
La crise en Ukraine ne semble pas trouver son dénouement. Les barricades restent dressées dans le centre de Kiev, lundi 27 janvier, et la contestation gagne du terrain dans plusieurs régions de l'ouest et parfois de l'est du pays. Jusqu'où cela peut-il aller ? Quelle tournure prennent les événements ?
Pour y voir plus clair, francetv info a interrogé Alexandra Goujon, maître de conférences à l'université de Bourgogne et spécialiste de l'Ukraine.
Francetv info : Les affrontements se sont multipliés à Kiev, ce week-end. Les opposants ont notamment occupé le ministère de la Justice. Le mouvement est-il en train de s'intensifier, côté opposants ?
Alexandra Goujon : Le mouvement s'intensifie, oui, il y a une détermination des manifestants. Le noyau dur des opposants, constamment présents sur les lieux à Kiev, essaie d'élargir le périmètre. On ne se trouve plus dans le cadre d'une protestation comme c'était le cas au tout début du mouvement, mais dans une volonté de pousser vers la sortie le gouvernement en place.
A entendre le ministre de l'Intérieur, qui parle d'une "trêve violée", il semble que la situation se tende aussi du côté du pouvoir...
Il y a de la violence policière, avec des morts, ce qui pousse certains citoyens à se ranger derrière les manifestants. Mais cela n'est pas venu d'un seul coup. On constate une gradation de la violence. D'abord en décembre, lorsque des jeunes ont été battus par les forces de l'ordre, puis à la fin du mois, avec une volonté de récupérer le territoire à Kiev. Ensuite, début janvier, le pouvoir a adopté des lois liberticides suivies d'interventions policières soutenues.
Je reviens de Kiev, j'étais sur les barricades et on voit bien que l'ambiance générale, ce n'est pas "casser du flic". En revanche, il y a un réel climat de peur lorsqu'on sort de Maïdan [la place de l'Indépendance]. Les gens craignent de rentrer chez eux le soir. L'insécurité règne car le pouvoir emploie des méthodes violentes. Il a notamment recours aux "titoushki", des hommes en civil qui tabassent les manifestants. Les Ukrainiens se demandent jusqu'où va aller cette répression et condamnent un régime policier dont ils ne veulent pas.
Les propositions de Viktor Ianoukovitch concernant un remaniement et l'amendement des lois antiprotestation ont fait un flop. Qu'est-ce que cela montre ?
Que les opposants ne sont pas convaincus. On a aussi l'impression que le pouvoir ne comprend pas ce qui est en train de se passer. Ou fait comme si. En tout cas, il s'ajuste très mal. Viktor Ianoukovitch propose des postes à des leaders de l'opposition qui ne cherchent pas le pouvoir à tout prix et qui, en plus, sont sous la pression des manifestants. Ils ne sont pas dupes, d'ailleurs : ils savent qu'ils ne peuvent pas propulser quelqu'un venant des barricades, sans assise politique, et que leurs leaders sont aussi issus du système qu'ils dénoncent.
Kiev a un centre-ville occupé depuis deux mois. Une vraie vie s'y est mise en place. Je ne crois pas que les manifestants sont prêts à tout lâcher pour qu'un opposant comme Arseni Iatseniouk deviennent Premier ministre. On voit bien que le remaniement ministériel proposé par Ianoukovitch n'a plus lieu d'être. Selon moi, les propositions de Ianoukovitch sont soit une tactique politique pure et simple visant à déstabiliser l'opposition, soit une proposition qui révèle la crainte du pouvoir face à la rue.
Peut-on parler de révolution ?
Cela dépend de ce qu'on met derrière ce terme. Là, on est dans une occupation du territoire qui s'élargit, dans un rapport de force : c'est le pouvoir contre la rue. On est vraiment dans un soulèvement. Les manifestants réclament un changement de régime. Ils se battent contre la violence policière, certes, mais surtout contre un système dans lequel les oligarques et l'argent possèdent un rôle important.
Cependant, difficile de savoir si l'on est dans une situation de pré-révolution. Il y a encore un dialogue politique : les leaders de l'opposition sont des députés, ils ont rencontré le président Ianoukovitch et le Parlement organise une session extraordinaire demain [mardi].
Que peut-il advenir désormais ? Vers quoi s'oriente-t-on ?
Mardi est un jour clé, avec la session extraordinaire du Parlement. Mais il est très difficile de se prononcer car la situation évolue presque d'heure en heure. Il y a une ambiance insurrectionnelle à Kiev, les opposants s'attendent à un usage de la force à n'importe quel moment. Tout peut arriver.
On constate aussi que certains députés commencent à se désolidariser du gouvernement. Ils appellent le Parlement à régler la crise. En réalité, la question est : que feront les députés du Parti des régions [le parti du président ukrainien] mardi et est-ce qu'il y aura une majorité suffisante pour pousser le gouvernement à la démission ? Mais derrière elle, il y a toute une série de conditions réclamées par l'opposition : la libération des manifestants emprisonnés, l'arrêt de la violence policière arbitraire, la suppression des lois liberticides, la démission du ministre de l'Intérieur, le retour à la Constitution de 2004 et la tenue d'élections présidentielles en 2014.
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