"Le traumatisme, c'est pour la vie" : de l'Ukraine à la Hongrie, un expatrié français raconte son périple pour fuir la guerre
Cinq jours après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, plus de 660 000 personnes ont fui la guerre et afflué vers les pays voisins, selon l'ONU. Un Français, habitant de Kharkiv, raconte à franceinfo son départ précipité du pays et son long trajet à travers l'Ukraine, ponctué par les bombardements.
David Culot n'a plus vraiment la notion du temps. Il a posé ses valises il y a peine 24heures en Hongrie, sain et sauf, après un périple de cinq jours et de plus d'un millier de kilomètres à travers l'Ukraine, avec sa petite famille. Franceinfo avait rencontré ce Français de 51 ans au début du mois de février, chez lui, à Kharkiv, dans l'est du pays, avant l'invasion de l'armée russe. Nous l'avons recontacté au sixième jour de la guerre pour qu'il nous raconte sa fuite, imaginée dès le mardi 22 février.
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Ce jour-là, il a senti que les choses allaient s'accélérer et s'est résigné à partir, comme d'autres Français. "Je voyais l'ambiance changer autour de moi, il y avait moins de monde à l'école quand je suis allé chercher mon fils", raconte ce chef d'entreprise dans l'informatique, installé en Ukraine depuis les années 2000. Anna, son épouse ukrainienne, ne le croit pas. Avec sa sœur, elles se moquent gentiment de lui et le prennent pour un oiseau de malheur. Pour elles, parler de la guerre signifie qu'elle va arriver.
"Un son que tu entends avec ton âme"
David demande alors à sa femme de réunir tous les papiers nécessaires pour pouvoir franchir les frontières en voiture. Il range dans son coffre deux jerricans de 20 litres de diesel et des provisions. Avec le plein, il a calculé qu'il pourrait faire plus de 1 000 kilomètres. "J'ai grandi avec Mad Max", glisse-t-il dans un sourire, pour justifier sa préparation au pire.
Après une journée de mercredi consacrée aux préparatifs, les Culot se couchent, plus ou moins fébriles, prêts à partir le lendemain. Dehors, un hiver rigoureux est installé depuis plusieurs semaines. La neige a recouvert les toits des immeubles et les forêts alentours. A l'aube, le jeudi 24 février, Vladimir Poutine ordonne une invasion militaire d'envergure en Ukraine. Il commande des frappes aériennes et l'entrée de forces terrestres dans le pays. Des bombes sont lancées à 5 heures du matin sur des positions militaires à 10 kilomètres du domicile familial.
"La maison a tremblé, j'ai entendu un son de mort, que tu n'entends pas avec ton corps mais avec ton âme."
David Culotà franceinfo
Les trois enfants de David et Anna, âgés de 1, 4 et 7 ans, se réveillent en sursaut. "C'était quoi ?" interrogent-ils. "On leur a dit de se rendormir. On a encore entendu cinq ou six détonations et puis tout s'est arrêté. On s'est enlacés avec ma femme et on a commencé à courir comme des poulets partout dans la maison."
A la hâte, David et son épouse se pressent pour réunir leurs affaires, surtout celles des enfants. Des chaussures, des chaussettes, des vêtements chauds, de quoi assurer les "pipis-cacas". "Je collectionne les tapis, j'en ai pris deux qui ont une valeur affective, et que je pourrais revendre si j'ai besoin de cash", raconte-t-il. Deux heures plus tard, il coupe l'électricité, ferme la porte de la maison. A 7h09, il est au volant de sa voiture. A l'arrière, les trois enfants sont encore ensommeillés quand les Culot prennent la route vers l'ouest, le soleil dans le dos. Au loin, les bombardements se poursuivent.
"La route était un kaléidoscope"
Les heures qui suivent sont interminables et inoubliables. David ne sait pas combien de kilomètres il a parcouru au total. "Il y avait tellement d'embouteillages. On a dû prendre des voies alternatives, des routes cabossées", raconte-t-il.
Le long du parcours, des centaines de véhicules fuient les bombes. Les stations-service sont débordées, des gens attendent parfois toute la journée pour quelques litres de carburant.
"J'ai conduit pendant dix-neuf heures sans m'arrêter, sauf pour des pauses pipi de 3 minutes. Je savais qu'il fallait éviter Kiev, j'ai pris la direction de Vinnytsia."
David Culotà franceinfo
Dans la voiture, les enfants dorment, pleurent, se chamaillent, crient, puis se rendorment. "Ils ont craqué à un moment, mais ils ne se sont jamais plaints. On était tous dopés à l'adrénaline", décrit David, qui ne conduit jamais plus de 40 minutes d'affilée d'habitude. Il boit beaucoup d'eau mais se nourrit très peu. Du gras, pas de sucre, juste de quoi tenir. La famille rejoint Vinnytsia, ville située au sud-ouest de Kiev, en début de soirée.
"En arrivant, j'avais des hallucinations, je voyais des ombres, la route était un kaléidoscope."
David Culotà franceinfo
Epuisé, David s'assoupit pendant deux heures. Puis à l'aube, la famille est à nouveau réveillée par des bombardements. "J'ai repris le volant et j'ai conduit pendant treize heures pour arriver à Ternopil", une ville située à environ 200 km de la frontière avec la Pologne, dans l'ouest de l'Ukraine.
"Il y avait de la solidarité sur la route"
En arrivant à Ternopil, les Culot partent à la recherche d'un hôtel, mais tout est complet. Sans réservation, impossible de trouver une chambre. Il se rend à l'accueil d'un hôtel et explique qu'il est sans logement pour la nuit avec ses trois enfants. Refus à nouveau. Mais en rejoignant sa voiture, David finit par entendre la personne de l'accueil courir derrière lui. "Elle m'a dit qu'elle avait trouvé deux petites chambres, très sommaires. Pour moi, le luxe, c'était un lavabo dans une station-service."
La famille se couche, fatiguée. Sept heures plus tard, les bombes tombent à nouveau autour d'eux. David, Anna et leurs enfants sautent dans leur voiture. Direction les routes de montagne en direction d'Oujhorod, une ville située à la frontière avec la Slovaquie.
Par la fenêtre, ils croisent des convois de véhicules militaires. Des hommes d'une vingtaine d'années en uniforme montent dans des cars de l'armée. Des familles s'entassent dans des vieilles Jigouli, ces voitures Lada typiques de l'ère soviétique, avec père, mère, petits-enfants et grands-parents. Parfois, dans la panique, par épuisement, des conducteurs s'encastrent dans un poteau, en essayant de doubler tout le monde. "On était tous dans le même bateau, raconte David. On n'avançait pas vite, on se demandait où on allait. Il n'y avait pas d'énervement, mais de la solidarité. Si tu tombais en panne, on pouvait t'aider."
Dans cet exil, tout le monde n'est pas logé à la même enseigne. David insiste : "Moi je suis riche, j'ai des amis partout qui peuvent m'aider. Mon histoire est finalement simple, le périple d'un homme blanc qui a une voiture. Mais pour d'autres, c'est le racisme", déplore-t-il.
"Pour les Maghrébins, Syriens, Nigériens, Camerounais qui veulent fuir le pays, c'est une autre histoire. Leurs bus sont arrêtés aux frontières, ils doivent attendre très longtemps."
David Culotà franceifo
Sept heures plus tard, les Culot finissent par arriver à Oujhorod, tout près de la frontière avec la Slovaquie et la Hongrie. Leurs passeports sont contrôlés "pendant des heures et des heures" par les militaires. "On est resté deux nuits [à Oujhorod] puis on a repris la route pour la Hongrie", poursuit-il. Ils ont alors enfin franchi la frontière.
"Je regarde le futur"
Aujourd'hui, David et sa famille se trouvent dans un logement Airbnb à Hajdúszoboszló, une ville touristique de l'est de la Hongrie. "La propriétaire de la maison nous a envoyé ses parents exprès pour nous accueillir. Des anges de la bonté et de la gentillesse. Ils nous ont apporté des croissants, du pain frais", décrit le Français au téléphone, interrompu par les cris d'enfants.
La maison est un "petit paradis", avec un joli jardin. Pas de quoi lui faire oublier sa "maison du bonheur" de Kharkiv, "où les gamins couraient à poil dans les fleurs", où il y avait une petite piscine pour les jours d'été. Mais c'est très bien pour commencer une nouvelle vie. "Je ne peux pas regarder les photos du passé, je regarde le futur", balaye-t-il d'un ton solennel. Bien sûr, cet exil le marquera à jamais, dans sa tête et dans son corps.
"J'ai entendu une valise tomber, j'ai sursauté. Une voiture qui passe trop vite, je pense à une roquette. Tu n'imagines pas le traumatisme. C'est pour la vie."
David Culotà franceinfo
Mais David voit déjà cette guerre comme un moyen de faire un "twist", un changement, dans sa vie. Cela passera peut-être par son travail. Plusieurs de ses salariés sont restés en Ukraine et ont rejoint des équipes de pirates informatiques contre l'Etat russe. "Vladimir Poutine est aussi fort car son entourage a peur et lui donne tout le pouvoir. Mais tout ce qu'on peut faire contre eux, on va le faire", assure-t-il. Il espère revenir un jour à Kharkiv, pour retrouver sa maison et aider les habitants à reconstruire la ville. Mais quand ? "Rien n'est bien sûr."
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