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Reportage Dans le bus, avec des Ukrainiens qui rentrent au pays pour faire la guerre : "Je n'ai pas pris de billet retour"

Près d'un million d'Ukrainiens ont déjà fui les bombes pour se réfugier dans les pays limitrophes. Mais d'autres, qui vivaient à l'étranger, notamment en Pologne, font le chemin inverse et repartent chez eux pour combattre l'armée russe.

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial en Pologne
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Vasyl, le 1er mars 2022, dans son bus à la gare routière de Varsovie-Ouest (Pologne), avant son départ pour la frontière ukrainienne. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Le chauffeur monte le volume de l'autoradio dès que l'heure du flash info est arrivée. On comprend qu'il y a encore eu "des combats dans des quartiers de Kiev" ainsi que "des frappes extrêmement violentes à Kharkiv", et que les Ukrainiens continuent de "fuir l'enfer". Oleg, assis à l'avant, place 6D, secoue la tête en regardant les paysages de plaines qui défilent à 100 km/h sur sa droite : "Depuis que les Russes nous ont attaqués, je ne pense qu'à ça, qu'à cette guerre. Je n'arrive plus à me concentrer sur quoi que ce soit. Au bureau, je ne suis plus efficace. C'est donc bien qu'il faut que je rentre chez moi, à Kiev."

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Déjà deux bonnes heures que l'Ukrainien de 42 ans est à bord de ce bus vert fluo de la compagnie Flixbus, mercredi 2 mars. Il a embarqué à Cracovie, grande ville du sud de la Pologne, où il vit depuis sept ans avec sa femme et ses filles. Officiellement, nous assure-t-il, c'est pour voir ses parents, bloqués dans la capitale ukrainienne, qu'il parcourt ces 900 interminables kilomètres. La preuve : il a trouvé de la place dans sa valise pour leur rapporter quelques médicaments. L'analyste financier a aussi pris son ordinateur portable, "au cas où", "pour pouvoir consulter les mails du travail et y répondre si besoin". Mais il n'y a évidemment pas que ça : "J'y vais aussi pour aider". "Je n'ai jamais vraiment touché une arme, précise-t-il, en se frottant les mains contre son pantalon de survêtement. Mais ce n'est pas quelque chose qui m'inquiète, croyez-moi." Le plan de son périple : passer la frontière entre la Pologne et l'Ukraine, s'arrêter à Lviv, avant de filer dans la capitale, Kiev, "en train, en voiture ou en bus".

Oleg à bord du bus de la compagnie Flixbus reliant Cracovie (Pologne) à la frontière ukrainienne, le 2 mars 2022.
 (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

La Pologne compte 1,25 million de citoyens ukrainiens, selon la base de données Selectivv DMP (lien en polonais). Combien, comme Oleg, ont déjà passé la frontière en direction de leur pays natal pour prêter main forte dans les combats ? Aucun chiffre officiel n'a été communiqué. Mais le nombre de bus, de minibus, de navettes, le nombre d'annonces de covoiturage proposant de déposer qui veut bien jusqu'à la frontière est un bon indice. Depuis Cracovie donc, mais aussi depuis la capitale, Varsovie, depuis Wroclaw, Poznan, Lublin, Katowice... 

Ces bus, que beaucoup empruntent normalement pour se rendre en vacances ou en week-end pour pas cher, servent aujourd'hui à l'effort de guerre. A force, notre chauffeur polonais, Wojtek Szczygiel, les reconnaît, "tous ceux qui ne sont pas là en touristes". "Quand je vois un gars seul, avec un paquetage couleur armée, je me dis 'OK, lui il va se battre', raconte-t-il à la station Rzeszów, en tirant sur une cigarette. Mardi, j'ai encore pris un groupe de cinq ou six jeunes Ukrainiens. Pareil, ils rentraient pour donner un coup de main."

"Les mecs sont là, par -5°C, dans le noir, dans une gare routière, avant d'aller faire la guerre. C'est beaucoup d'émotion à chaque fois. Moi j'ai ma famille ici, ma vie est tranquille."

Wojtek Szczygiel, chauffeur de bus

à franceinfo

La veille, à la gare routière de Varsovie-Ouest, un petit bout d'homme d'à peine 1,70 m attendait de monter dans un car de la compagnie West Travel. Vasyl, 36 ans, s'apprêtait à "rentrer au pays pour le défendre". Son ticket "pour aller faire la guerre" lui a coûté 110 zlotys (23 euros). "Je rentre quand tout le monde fuit, résume-t-il, sourire en coin, les mains dans les poches. J'ai regardé les horaires et les trajets et j'ai fait une réservation." Dans son énorme sac, des affaires pour plusieurs semaines. Mais surtout, un pot de pâte à tartiner "pour les parents". Sur un banc, Victor, blouson kaki sur le dos, semble, lui, avoir promis à quelqu'un des pâtisseries pour célébrer son retour en Ukraine. A sa droite, un autre passager, la trentaine, tient fort son billet plastifié et son sac de 40 kilos. Mais c’est son cabas de légumes, qu'il doit rapporter à la famille, qui l’inquiète : "Il y aura de la place ?" 

Dans le bus de la compagnie Flixbus reliant Cracovie (Pologne) à la frontière ukrainienne, le 2 mars 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"Pourquoi tu fais ça ?"

Maria et Aleksandra, les deux filles d'Oleg, âgées de 15 et 18 ans, auraient surtout souhaité retenir leur père sur le quai. "Ni elles ni mon épouse n'ont compris ce que je faisais, reconnaît-il en triturant son smartphone. Elles étaient contre. Ce n'était pas simple de les quitter." Et son patron ? Pas beaucoup plus... "Quand je lui ai expliqué mon plan, il m'a dit : 'Hein ? Mais tu es fou ! Pourquoi tu fais ça ? Reste en Pologne !' Mais moi je sens que c'est ce que je dois faire, ça ne s'explique pas."

A ses collègues, qui lui ont encore fait part de leur soutien pas plus tard qu'en début de semaine, Oleg a promis qu'il les reverrait vite, "dans un mois peut-être". La vérité ? "Je n'ai pas encore pris de billet retour." Vasyl aussi a promis à son ami polonais qui l'accompagne avant le grand départ qu'ils se retrouveront "vite". "A plus", lui a-t-il lancé en grimpant les quatre petites marches du bus, avant de s'installer à sa place, côté fenêtre, de faire le "V" de la victoire avec sa main, puis de se retourner pour sécher quelques larmes. 

Vasyl salue un ami à la gare routière de Varsovie-Ouest (Pologne) avant son départ pour l'Ukraine, le 1er mars 2022.
 (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"Je ne peux pas faire ça à ma mère et à ma sœur"

16h25. Notre Flixbus s'arrête encore. Gare routière de Rzeszow, chef-lieu de la voïvodie des Basses-Carpates, 200 000 habitants. Le dernier arrêt avant la frontière. Sur le quai situé en face du nôtre, un bus blanc est plein à craquer. "Normal qu'il y ait du monde, nous fait remarquer notre conducteur. Lui fait le sens entre la frontière et le centre de la Pologne." Dans le nôtre, seuls deux passagers nous rejoignent. "Vous pouvez vous installer où vous voulez, il y a de la place", leur suggère-t-il sympathiquement. Dimitro, siège 11C, a déjà commencé à rassembler ses affaires. Il n'ira pas beaucoup plus loin. "Je vis en Pologne à Wroclaw, mais je suis ukrainien aussi, je pourrais donc rentrer... mais je ne veux pas, je ne peux pas, lâche-t-il, affecté. J'ai un respect absolu pour mes compatriotes qui partent se battre. Mais... Ce n'est pas si simple. Mon père est mort en mai dernier, et c'est moi l'homme de la maison désormais. Je ne peux pas faire ça à ma mère et à ma sœur." Partir, pour peut-être ne pas revenir. Impossible.

"Ma mère et ma sœur me racontent tous les jours les bombardements. Ce n’est pas possible. Il faut que je les protège. Vous me comprenez ?"

Dimitro

à franceinfo

Les paysages continuent de défiler. Une pub pour une bière locale, un panneau bleu qui indique la direction de Lviv tout droit, du bétail, des usines, une forêt, et encore du bétail. Sur le siège de devant, le 10B, Ivan se contentera lui aussi d'attendre à la frontière côté Pologne ses quelques proches qui ont entamé voilà plusieurs jours leur fuite de la région de Drohobytch. "J'ai des amis qui sont actuellement dans les rangs de la Défense territoriale. Ils me disent : 'Reste en Pologne. Quand on aura besoin de toi, on t'appellera !'"

Le chauffeur de bus polonais Wojtek Szczygiel, le 2 mars 2022, non loin de la frontière avec l'Ukraine. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

18 heures, le soleil s'est déjà couché sur Przemysl et sur le poste-frontière de Medyka, l'un des plus empruntés depuis le début de l'exil ukrainien. Notre bus n'ira pas plus loin. Terminus pour la paix. Après, c'est l'Ukraine et la guerre. Oleg s'apprêtait à "attraper" sa valise et son prochain bus quand Wojtek Szczygiel, notre chauffeur, qui ne le connaissait pas trois heures plus tôt, s'est précipité sur lui pour le serrer fort dans ses bras pendant plusieurs secondes : "Good luck", "Good luck", lui a-t-il murmuré. Il y a ensuite eu une longue poignée de main. Après, Oleg a filé pour de bon. Il nous a contactés sur Messenger quelques heures plus tard. C'était pour nous dire qu'il était bien arrivé. Ses derniers mots : "Maintenant, gardons le silence."

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