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Interruption d'un JT russe par une opposante à la guerre en Ukraine : "Ce n'est ni un acte isolé, ni un point de bascule", estime l'universitaire Anna Colin-Lebedev

Cette journaliste "a une conscience politique qui se réveille, mais pour l'instant on ne peut pas parler d'un phénomène massif", commente Anna Colin-Lebedev, la spécialiste des sociétés post-soviétiques.

Article rédigé par franceinfo
Radio France
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La journaliste Marina Ovsyannikova a fait irruption sur le plateau du JT de sa chaîne, Pervy Kanal. Sur sa pancarte est écrit : "Arrête​z la guerre. Ne croyez pas à la propagande. On vous ment, ici. Les Russes sont contre la guerre." (CAPTURE D'ÉCRAN)

"Ce n'est ni un acte isolé ni un point de bascule", estime la maître de conférence en sciences politiques à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés post-soviétiques Anna Colin-Lebedev mardi 15 mars sur franceinfo, après que la journaliste russe Marina Ovsiannikova a fait irruption sur le plateau d'un journal télévisé de sa propre chaîne avec une pancarte critiquant la guerre en Ukraine. Cette journaliste "a une conscience politique qui se réveille, comme cela a été le cas d'un nombre assez important de Russes, mais pour l'instant on ne peut pas parler d'un phénomène massif puisqu'il est très difficile en Russie de constituer un mouvement collectif de protestation contre la guerre", ajoute Anna Colin-Lebedev.

franceinfo : Quand vous voyez ces images quelle est votre première réaction ?

Anna Colin-Lebedev : C'est assez surprenant de voir ces images dans une télévision où tout est contrôlé normalement.

"Les voix dissonantes n'ont jamais accès à la télévision russe et notamment pas sur ces chaînes qui sont sous contrôle très étroit de l'État, et surtout pas en prime time." 

Anna Colin-Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques

à franceinfo

C'est un des journaux télévisés les plus regardés, une présentatrice très connue, une émission suivie et connue des Russes qui, depuis, n'est plus disponible en replay. Donc ce sont des images "choc" et depuis, elles tournent sur les rares réseaux sociaux qui restent ouverts en Russie. Ce n'est ni un acte isolé ni un point de bascule : cette personne fait partie de ces Russes qui ont des possibilités de s'informer de ce qui se passe. Elle est moscovite, elle est très insérée dans les réseaux informationnels, elle a une sensibilité personnelle au sujet (son père est ukrainien) et elle a une conscience politique qui se réveille comme cela a été le cas d'un nombre assez important de Russes, mais pour l'instant on ne peut pas parler d'un phénomène massif puisqu'il est très difficile en Russie de constituer un mouvement collectif de protestation contre la guerre.

Que risque Marina Ovsiannikova ?

Cela dépend de comment le tribunal qui la jugera, appréciera la gravité de son geste.

"Elle risque de la prison ferme dans la mesure où son geste a eu un impact important."

Anna Colin-Lebedev

à franceinfo

La nouvelle loi du 5 mars dernier permet de la punir de plusieurs années de prison, la peine maximale est de 15 ans. Je ne suis pas sûre que ça ira jusque là mais le risque est réel. De manière générale le gouvernement russe a l'intention de contrôler tout le paysage informationnel. Les lois punissant le discrédit de l'armée russe ou le discrédit de cette opération militaire ont la même visée, donc oui l'idée est de faire en sorte que les rares spectateurs qui ont vu ces images restent isolés et que ce ne soit pas suivi d'autres initiatives de ce genre.

>> Guerre en Ukraine : cinq questions sur la loi de censure votée en Russie, qui condamne toute "information mensongère" sur l'armée

Mais cela veut dire qu'il est impossible même pour le Kremlin de savoir ce que la population russe pense vraiment ? Il y a une forme d'autocensure qui s'installe ?

De manière générale, ces dernières années, le gouvernement russe a fait en sorte de couper l'essentiel des canaux qui lui permettaient de connaître les humeurs de la population. À la fois les instituts d'opinion publique qui sont empêchés de fonctionner, les médias d'opposition qui permettaient au pouvoir de savoir quand le mécontentement était grandissant, et ce genre d'initiatives et leur impact, de même que la fermeture des réseaux sociaux, font que le pouvoir ne saura pas grand chose de l'impact réel de cette vidéo.

Comme Facebook, Twitter ou TikTok, Instagram n'est plus accessible en Russie. Comment ce réseau social était utilisé et comment les Russes vivent-il ces fermetures ?

Il est difficile de dire maintenant quel sera l'impact de la fermeture d'Instagram. On sait qu'impact il y aura, dans la mesure où Instagram est une plateforme qui est utilisée moins pour l'expression politique que pour la promotion des petites entreprises, notamment dans les régions de Russie, la communication entre les citoyens ordinaires, et la mise en scène d'une vie quotidienne qui était acceptable, souhaitable, désirable. À mon sens, le pouvoir anticipe très peu l'impact des coupures d'internet et des contrôles sur internet, aussi parce qu'au sein du pouvoir politique russe, il n'y a pas une compréhension réelle de la manière dont internet fonctionne. En dépit des hackers qu'on met souvent en avant dans nos discours sur la Russie, le pouvoir a un train de retard sur les pratiques de la population.

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