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Guerre en Ukraine : comment la Russie traite les "refuzniks", ces appelés qui font tout pour ne pas monter au front

Depuis le début de la guerre, des centaines de Russes ont été poursuivis et emprisonnés pour avoir refusé de faire la guerre. En dépit des risques, certains fuient le pays, se cachent ou même se blessent pour ne pas être envoyés au combat.
Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Les militaires qui quittent l'armée russe pour ne pas combattre en Ukraine encourent de lourdes peines de prison. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

"Tu es un homme. Sois-le." En avril, le Kremlin a lancé une grande campagne de recrutement militaire volontaire. Dans la rue ou sur les réseaux sociaux, les publicités incitant les Russes à s'engager s'affichent partout. Moscou entend ainsi reconstituer des rangs éclaircis par quinze mois de guerre. Les autorités n'ont pas annoncé d'objectifs chiffrés, mais l'armée espère enrôler plusieurs centaines de milliers d'hommes. Elles leur promettent "un métier honorable et un salaire décent".

>> VIDEO. Quand les mobilisés russes interpellent Vladimir Poutine pour se plaindre d’être "envoyés au massacre"

Le sujet est hautement sensible en Russie. Dans les jours qui ont suivi la mobilisation partielle décrétée en septembre, plus de 260 000 hommes ont fui le pays pour ne pas être envoyés au front, selon les services de sécurité. De son côté, le média en ligne russe Mediazona (article en anglais) assure que des centaines d'hommes ont été poursuivis pour avoir refusé de combattre. Déserteurs, objecteurs de conscience, opposants... Certains ne veulent pas rejoindre l'armée, d'autres l'ont quittée une fois enrôlés. Face à ces "refuzniks", l'armée et la justice font preuve de peu d'états d'âme.

Depuis le début de la guerre, les témoignages de militaires russes qui abandonnent leur poste se multiplient. Appelés "AWOL" pour "Absence without official leave" (absence sans congé officiel), ils sont prêts à tout pour ne pas rester au front. Dans un témoignage publié par le média Radio Liberty* en février, un officier originaire de Sibérie envoyé en Ukraine raconte comment il s'est blessé volontairement pour quitter le front : "Un collègue m'a tiré dans la jambe, puis un autre."

"Nous avons tiré en l'air pour que ceux qui étaient à l'arrière pensent que nous étions en train de combattre."

Un officier russe

à Radio Liberty

Blessé, il a été transféré dans un centre de rééducation. Il a fini par s'enfuir au Kazakhstan. Ironie du sort, en raison de ses blessures, il a été invité à la télévision russe et encensé comme un héros de guerre.

Une affiche incitant la population russe à s'enrôler dans l'armée via un contrat, à Moscou, le 11 mai 2023. (NATALIA KOLESNIKOVA / AFP)

Le New York Times (article en anglais) s'est pour sa part intéressé au major Mikhail Zhilin. Pour éviter la mobilisation, le militaire s'est déguisé en cueilleur de champignons afin de passer la frontière et rejoindre le Kazakhstan. Il a revêtu une tenue de camouflage et a emporté avec lui des bouteilles de cognac pour se mettre en état d'ivresse s'il était arrêté par des patrouilles russes. 

Après cinq mois passés en Ukraine, le lieutenant Dmitry Vasilets s'est, lui, converti au bouddhisme, et a fait valoir sa spiritualité pour échapper aux combats, a-t-il détaillé en mars à Mediazona*. Selon la loi russe, "si vous avez des convictions qui s'opposent à la guerre, vous pouvez être exempté de service", explique Dmitri**, avocat russe au sein de l'ONG Memorial, dissoute en Russie. Depuis Paris, où il s'est exilé, il évoque avec prudence les personnes qu'il défend. "Beaucoup ont traversé la frontière depuis l'Ukraine. Elles ont pris un taxi à Belgorod et sont retournées dans leur village se cacher et continuer leur vie d'avant", relate-t-il.

Des hommes envoyés de force au front

En plus des abandons de poste, Dmitri traite aussi des affaires de désertion, qui correspondent à un refus de répondre à une convocation militaire. Certains s'opposent à la guerre, quand d'autres ne veulent pas s'enrôler en raison du manque de préparation et de moyens

"Il y a énormément de témoignages de combattants préparés pour une chose et envoyés faire autre chose. Ils sont entraînés à l'artillerie, et finissent à l'infanterie", illustre Anna Colin Lebedev, politologue spécialiste de la Russie postsoviétique. "Ils disent n'avoir rien à manger, qu'ils doivent acheter eux-mêmes leur équipement, avoir été abandonnés par leurs supérieurs..."

En septembre, le New York Times (en anglais) a publié des extraits de conversations téléphoniques de soldats russes interceptées par Kiev. Certains racontent n'avoir jamais été informés qu'ils iraient combattre. "Ils nous ont prévenus un jour avant notre départ (...) On a été bernés comme des enfants", déplore l'un d'entre eux.

Dmitri évoque le cas d'un homme mobilisé, alors qu'il présentait des troubles mentaux. "Il a préféré aller se faire interner à l'hôpital plutôt que d'aller à la guerre", précise-t-il. Mais il n'a pas pu terminer son traitement car il a été forcé de rejoindre l'armée. "Il a refusé de faire la guerre et il est désormais poursuivi pour des charges criminelles."

"Beaucoup de Russes préfèrent aller en prison que faire la guerre."

Dmitri, avocat russe à l'ONG Memorial

à franceinfo

"J'ai aussi le cas d'un jeune homme qui était très dépressif. Il venait de perdre son enfant et sa grand-mère. Il avait des problèmes avec l'alcool", poursuit Dmitri. "Il s'est rendu à la caserne militaire après avoir reçu une convocation. On a imité sa signature pour lui faire signer un contrat et l'envoyer faire la guerre."

Une affiche rendant hommage à une soldate russe, dans une rue de Saint-Pétersbourg (Russie), le 27 février 2023. (OLGA MALTSEVA / AFP)

Aujourd'hui, la mobilisation est officiellement terminée, et il n'y a pas de nouveaux appelés pour le front. Cependant, en avril, Vladimir Poutine a restreint les possibilités d'échapper à la conscription, le service militaire obligatoire pour les hommes, et l'enrôlement. Dans les faits, il est désormais plus facile pour l'Etat de mobiliser les citoyens russes, constate Anna Colin Lebedev. Par exemple, "le jeune de 18 ans va faire l'objet de pressions plus ou moins gentilles, pour signer un contrat dès son service militaire et partir directement au front"

Des centres de "réhabilitation" pour les "refuzniks"

Des "centres de réhabilitation" pour "refuzniks" ont été ouverts par l'armée russe, notamment dans le Donbass, rapportait en novembre sur Telegram* le média russe indépendant Astra. Ce dernier évoquait alors la possible présence de 300 soldats. Ils ont été privés de nourriture, traités de "porcs" ou n'ont pas pu se laver. Se basant sur les témoignages de parents de soldats, Astra a affirmé en avril sur Telegram* que ce centre situé à Zaïtsevo, dans l'oblast de Donetsk, "fonctionnait à nouveau" après une interruption due aux révélations de plusieurs médias.

Dans une vidéo publiée en octobre sur le réseau social par Astra*, un soldat montre ses conditions de vie dans un de ces centres. Dans une pièce où apparaît de la moississure, il désigne un seau rempli d'un liquide jaunâtre qui fait office de toilettes, et des soldats entassés dans une petite pièce. D'autres hommes ont été envoyés dans des sous-sol appelés "fosses", où ils ont été battus, relate Mediazona (article en anglais).

"Les gars que nous avons vus revenir des 'fosses' étaient complètement déglingués. Ils étaient noirs de partout : dos noirs, jambes noires."

Un militaire russe dans une lettre envoyée à son père

sur Mediazona

Par ailleurs, comme le mentionne Courrier international (article réservé aux abonnés), l'Ukraine et la Russie s'accusent respectivement de faire appel à des "zagradotriady", des "unités de barrage" chargées de s'occuper des déserteurs, parfois en leur tirant dessus. "Si les premiers ne tirent pas sur ceux qui battent en retraite, ils se font eux-mêmes tirer dessus", affirme Oleksiy Arestovitch, conseiller du président ukrainien. Pour faire pression sur les éventuels rebelles, l'armée russe compte aussi sur les troupes de Wagner. En novembre, le groupe paramilitaire russe a publié une vidéo où il met en scène l'exécution d'un de ses membres ayant déserté. "Une mort de chien... pour un chien", assène alors le patron du groupe, Evguéni Prigojine.

Des condamnations sévères sur le papier

Les militaires qui refusent de participer au combat risquent jusqu'à 10 ans de prison, rappelle l'avocat Dmitri. Selon une enquête de Mediazona (article en anglais) publiée en avril, les tribunaux militaires russes ont traité plus de 700 affaires pénales à ce sujet depuis la dernière mobilisation en septembre 2022. Le motif de poursuite le plus fréquent est l'abandon de poste. Des peines ont été prononcées dans 360 cas, mais environ 40% des condamnations ont abouti à du sursis, donnant ainsi la possibilité aux autorités de renvoyer les soldats au front.

"Les tribunaux condamnent systématiquement ceux qui font l'objet d'une poursuite, mais sans faire de zèle. Les peines particulièrement sévères pour l'exemple sont plus fréquentes pour une publication sur Facebook que pour une désertion militaire."

Anna Colin Lebedev, spécialiste de la Russie postsoviétique

à franceinfo

Le processus judiciaire se déroule souvent dans les casernes. "Ce sont des procès spectacles pour renforcer la discipline des troupes. Tous les militaires sont convoqués pour y assister", décrit Dmitri. Les peines sont prononcées et appliquées au sein même de l'armée. "Les prisons internes ont été rétablies dans les casernes. Un commandant peut sans aucun ordre du juge détenir un soldat sans préciser les motifs", ajoute Anna Colin Lebedev.

Le militaire russe Artyom Kopyl est jugé pour avoir abandonné son poste devant le tribunal militaire de la garnison de Vladikavkaz (Russie), le 5 mai 2023. (COUR MILITAIRE GARNISON VLADIKAVKAZ)

Ce durcissement des sanctions n'est pas propre à la Russie. En janvier, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a promulgué une loi alourdissant les peines. Elles peuvent atteindre jusqu'à douze ans de prison pour désertion, ainsi que dix ans pour désobéissance ou refus de combattre.

Des associations d'entraide pour éviter l'armée

Pour éviter d'en arriver là, de nombreuses associations viennent en aide aux militaires ou futurs engagés sur les réseaux sociaux. Andrei, 19 ans, a rejoint le groupe intitulé "L'école des conscrits" sur Telegram après avoir reçu une convocation pour son service militaire en mars. "Je n'ai aucune envie de perdre mon temps à passer un an à peler les pommes de terre, balayer la neige ou nettoyer les toilettes", fustige-t-il. Il a obtenu un certificat médical d'inaptitude et envisage de quitter la Russie. 

Polina, 29 ans, est bénévole russe pour le projet Help Desk, lancé en juin 2022 par des Russes et des Ukrainiens. L'association a notamment rédigé un guide pour éviter la mobilisation* et mis en place un centre d'appels de soutien psychologique. "Beaucoup sont désorientés, effrayés, ils ont peur d'être jugés pour crime s'ils ne vont pas à l'armée", décrit-elle. En avril, après, le renforcement de la campagne de recrutement, l'association a reçu 1 418 appels en dix jours.

"Nous leur conseillons d'aller à l'hôpital et de faire un certificat avec le plus de problèmes de santé possible, car c'est un motif d'incapacité pour l'armée."

Polina, bénévole à Help Desk

à franceinfo

"On suggère aussi de demander un service civique alternatif", poursuit-elle. Il peut s'effectuer dans les hôpitaux ou les bureaux de poste. "Il est quand même possible d'être envoyé à l'armée, et d'y travailler sans porter l'uniforme ou manier les armes. Mais en temps de guerre, cette situation se raréfie", souligne Dmitri.

Depuis le début de la guerre, malgré les risques, des milliers de déserteurs russes ont réussi à rejoindre l'Union européenne. Leur sort n'est pas réglé pour autant. L'Allemagne s'est dite prête à ouvrir ses portes, mais plusieurs pays baltes le refusent. L'inverse de la "protection temporaire" accordée à tous les Ukrainiens en fuite.

* Les liens suivis d'un astérisque renvoient à des contenus en russe.

** Le prénom a été changé à la demande de l'intéressé.

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