Enquête France 2 Sur les traces de Denys, adolescent ukrainien déporté et embrigadé par la Russie

Article rédigé par France 2 - Marine Delrue, Jérémie Laurent-Kaysen, Bénédicte Mingot
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Denys Kostev partage un message patriotique russe dans une vidéo du 29 mai 2023. (Capture d'écran) (TELEGRAM ACTUALITES DE LA REGION DE KHERSON)
A l'automne 2022, ce jeune Ukrainien de 16 ans pensait partir en vacances deux semaines en Crimée, mais il n'est jamais rentré chez lui. Il a été incorporé dans l'armée de jeunesse militaire russe. Comme Denys, des milliers d'enfants ukrainiens sont déplacés, y compris par la force, afin d'être transformés en fervents citoyens russes.

"Nous allons gagner ! Nous sommes l'Ukraine ! Mort aux ennemis !" Le 25 février 2022, au lendemain de l'invasion russe en Ukraine, le directeur du centre social de Kherson, Volodymyr Sagaydak, publie sur son compte Facebook une photo accompagnée de cette légende. Sur l'image, une quinzaine d'enfants de l'établissement sont regroupés devant le drapeau jaune et bleu, en soutien aux forces ukrainiennes. 

Le directeur du centre social de Kherson (Ukraine), Volodymyr Sagaydak, poste une photo sur son compte Facebook, le 25 février 2022. (COMPTE FACEBOOK VOLODYMYR SAGAYDAK)

Au milieu du groupe d'enfants, Denys Kostev, qui a alors 16 ans, décrit comme "un adolescent patriote" par Volodymyr Sagaydak, affiche un large sourire. Pourtant, quelques mois plus tard, on retrouve la trace de cet enfant dans une organisation militaro-patriotique russe, la Iounarmia, créée en 2016 par Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense russe.

En enquêtant sur l'implantation de la Iounarmia en Ukraine depuis 2022, nous avons remarqué, via les réseaux VKontakte et Telegram, que Denys était devenu l'un des visages de cette organisation dans les zones occupées par la Russie. Il affirme notamment dans des vidéos son soutien à Vladimir Poutine et sa volonté de devenir un soldat russe. Cet adolescent patriote fait-il partie des adolescents ukrainiens endoctrinés par les Russes pour servir dans leur armée ? Les Révélateurs de France Télévisions ont mené l'enquête. 

Après le décès de sa mère en 2017 et en raison de l'incapacité de son père à le prendre en charge, Denys vit au centre social de Kherson au moment de l'invasion de l'Ukraine par les troupes russes, le 24 février 2022. A cette époque, il apparaît régulièrement sur les photos diffusées sur le compte Facebook du directeur du centre social de Kherson. Par ailleurs, dans une vidéo publiée sur son compte TikTok en mai 2022, on voit Denys défendre le président ukrainien Volodymyr Zelensky et affirmer que "Vladimir Poutine est un connard". Il publie au moins six vidéos dans lesquelles il maudit le président russe et loue le courage des forces ukrainiennes. 

Un "camp de vacances"

Tout bascule à l'automne. En octobre 2022, Kherson, dans le sud de l'Ukraine, est occupée par les Russes et les Ukrainiens préparent une contre-offensive. A ce moment-là, Denys quitte Kherson pour la Crimée. Selon le témoignage de l'une de ses camarades de classe, Liza Batsura, diffusé par Reuters, un membre du personnel de leur école a annoncé aux élèves qu'ils se rendraient au bord de la mer pour deux semaines de repos. 

Direction Yevpatoria, loin du conflit, dans l'ouest de la Crimée, pour le sanatorium de Druzhba, un nom qui signifie "amitié" en russe. Terrain de foot, plage, centre thermal, salle de cinéma… Sur son site internet, le sanatorium se décrit comme un centre de "santé qui propose des loisirs et des soins peu coûteux"

Contrairement à ce qu'on lui avait annoncé, au terme des deux semaines de séjour le jeune homme ne retourne pas à Kherson. Début novembre 2022, il apparaît encore sur plusieurs photos d'un tournoi de foot organisé à Yevpatoria et diffusé sur des pages VKontakte russes.  

Denys Kostev et son équipe de football lors d'un tournoi « Coupe nouvelle génération » organisé du 4 au 8 novembre 2022 à Yevpatoria, dans l'ouest de la Crimée. (ADMINISTRATION DE LA VILLE DE YEVPATORIA)

 

A la différence de Denys, plusieurs enfants du camp de vacances de Druzhba ont pu retourner en Ukraine, leurs parents étant venus les récupérer. Ils ont rapporté, notamment auprès de Reuters, que les conditions du séjour étaient plus strictes que ce qui leur avait été annoncé. C'est le début de la russification : exercices physiques, chants patriotiques russes, interdiction de montrer une quelconque allégeance à l'Ukraine sous peine d'être battus... 

L'endoctrinement via l'école

On retrouve la trace de Denys début 2023, au collège n°27 de Henichesk, dans la partie occupée de la région de Kherson. Il apparaît sur plusieurs photos postées sur la page VKontakte du collège. Denys poursuit sa scolarité dans cet établissement de formation professionnelle et participe aux animations de l'école : distribution de cadeaux, événements sportifs...

Denys Kostev apparaît le 20 janvier 2023 sur une publication de l'école n°27 de Henichesk, où il est désormais scolarisé et considéré comme un "enfant évacué". (VKONTAKTE ECOLE N°27 DE HENICHESK)

Pour la première fois depuis son départ de Kherson, on retrouve sur VKontakte une vidéo de Denys, postée le 24 février 2023, jour du premier anniversaire de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, par Russia Today. Un drapeau russe sur les épaules, il affirme : "Je veux servir dans l'armée" et "Je suis prêt à servir la Fédération de Russie". L'adolescent mentionne également la Iounarmia, cette organisation qui délivre, entre autres, une formation sur les bases militaires. 

Denys apparaît dans de nombreuses vidéos de la branche de la Iounarmia de la région de Kherson. Il est présent lors de plusieurs événements publics, dont l'inauguration d'une fresque vantant l'héroïsme des soldats russes et une cérémonie d'accueil des nouvelles recrues dans l'armée des jeunes. 

Denys participe à une cérémonie de la Iounarmia à Henichesk (Ukraine), le 9 mai 2023. (TELEGRAM L'ESSENTIEL A KHERSON ET DANS SA REGION (Media pro-russe).)

 

Dans une vidéo datée d'avril 2023, Denys est vêtu d'une casquette avec l'inscription "Russie" et affirme son soutien à Vladimir Poutine : "Le but de la Russie, c'est de nous protéger. Son président est garant de notre sécurité". En un an, le discours de l'adolescent a totalement changé.   

"Les récits de la propagande russe sont clairement visibles"

Parle-t-il librement ? Ses proches contredisent cette conversion pro-russe. Dans un reportage diffusé par la chaîne ukrainienne Marioupol 7 en septembre 2023, sa marraine explique avoir reçu un message de détresse de Denys : "Quand est-ce que vous venez me chercher ? Je vous attends, vous me manquez beaucoup, j'ai peur." Selon l'ONG Save Ukraine, contactée par Les Révélateurs de France Télévisions, Denys est victime de la propagande russe et d'un lavage de cerveau : "Bien qu'il ne veuille pas rester en Russie, les récits de la propagande russe sont clairement visibles lorsqu'on communique avec lui." 

Sur une photo postée le 23 mai 2023, Denys apparaît en tenue militaire. Sur le torse, un écusson avec le drapeau russe et le symbole "Z", signe de soutien de l'invasion de l'Ukraine voulue par Vladimir Poutine. (VKONTAKTE DENYS KOSTEV)

 

Son compte Instagram montre qu'il se rend dans la région de Moscou en juillet 2023. Puis nous perdons sa trace sur les réseaux sociaux en décembre, date de son dernier post depuis la capitale russe. 

La suite, c'est le Wall Street Journal qui la raconte. Le journal publie, jeudi 22 février, une longue enquête sur l'histoire de Denys et de ses proches. Après avoir ignoré une convocation militaire, l'adolescent a décidé de quitter la Russie. Aidé par l'ONG Save Ukraine, il a rejoint la Biélorussie, début février, puis la Pologne, où il vit actuellement en attendant de pouvoir rejoindre ses proches, réfugiés en Allemagne. Interrogé par le média américain, il explique être devenu "l'acteur principal" de la propagande russe dans la région de Kherson en échange d'argent et sous les menaces, parfois d'une arme. "On lui envoyait des scripts à lire, et souvent des tenues à porter", précise le quotidien américain.

Le Wall Street Journal rapporte que les conséquences de ces deux années passées en territoires occupés par les Russes ont laissé des traces : Denys tient depuis son retour un discours qui fait écho aux récits de Moscou sur les événements de la guerre, bien qu'il aspire à retrouver une vie paisible, loin du conflit. Incapable de répondre au journaliste qui lui demande s'il se sent russe ou ukrainien, il se qualifie d'"âme perdue"

Denys n'est pas un cas isolé, près de 19 000 enfants ukrainiens manquent toujours à l'appel. La Russie continue de nier tout enlèvement et assure qu'il s'agit d'orphelins qu'elle accueille.

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