Reportage "Le gouvernement veut nous faire taire" : en Géorgie, l'étau se resserre sur les ONG et médias indépendants avec le projet de loi sur "l'influence étrangère"

Article rédigé par Fabien Magnenou - Envoyé spécial à Tbilissi (Géorgie)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Baia Pataraia, directrice de l'organisation de défense des droits des femmes Sapari, à côté de tags d'insultes la visant dans la cage d'escalier de son domicile, le 20 juin 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)
La réforme entend imposer aux organisations de s'enregistrer quand elles bénéficient de plus de 20% de financements étrangers. Le ministère de la Justice pourra alors exiger les données personnelles de tous leurs membres et bénéficiaires.

La société civile aura-t-elle encore voix au chapitre dans les prochains mois en Géorgie ? Le Parlement a adopté un projet de loi sur "l'influence étrangère", prévoyant d'enregistrer toutes les ONG et tous les médias recevant plus de 20% de leur financement de l'étranger. Ceux-ci seront cloués au pilori, définis comme des "organisations poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère" et, par conséquent, soumis à un contrôle administratif. Le veto de la présidente pro-européenne, Salomé Zourabichvili, ne devrait rien y changer, car le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, dispose d'une majorité suffisante pour passer outre.

Malgré les dénégations du Premier ministre prorusse, Irakli Kobakhidzé, qui plaide une volonté de "transparence", plus grand monde n'est dupe dans le pays : la loi reprend les grandes lignes d'un texte adopté en Russie il y a douze ans, qui a permis d'effacer progressivement les voix critiques du pouvoir. "Nous allons devoir arrêter de travailler", résume sans ambages Gouram Imnadze, codirecteur du Social Justice Center, une ONG spécialisée dans le conseil juridique. "Nous ne pourrons plus travailler sur la réforme judiciaire, car certains diront : 'Pourquoi laisser une association de l'étranger parler des évolutions en Géorgie ?'", envisage-t-il depuis ses locaux spartiates de Vaké, le district huppé de la capitale, Tbilissi, dont les rues pentues abritaient jadis les apparatchiks soviétiques.

Gouram Imnadze dans les locaux du Social Justice Center, le 20 mai 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Si l'ONG se retrouvait ainsi mise à l'index, "nous serions également obligés de communiquer toutes les données de nos bénéficiaires, y compris personnelles." De quoi perdre leur confiance. Car l'application de la loi sera confiée au ministère de la Justice, qui obtiendra une délégation discrétionnaire de pouvoir  "Cela ouvre la voie à un mécanisme de style soviétique, avec des informateurs anonymes", avertit David Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel à l'Université privée de Géorgie. "Cette atomisation sociale a pour effet de dresser les gens les uns contre les autres." L'aboutissement d'un redoutable travail de sape.

"C'est au tour de la société civile d'être ciblée"

"Les discussions sur cette loi ont commencé il y a deux ans", rappelle Gouram Imnadze, quand la société civile a commencé à s'interroger sur la direction prise par le gouvernement, loin du chemin européen. A cette époque, "des politiciens plutôt radicaux et prorusses ont commencé à évoquer de supposées influences à l'œuvre dans les organisations civiles." Une campagne a alors été lancée sur le thème des "ONG riches", et l'expression a fait son entrée dans le débat public. La chaîne publique Imedi, notamment, consacre soudain de multiples reportages à l'entourage et aux proches des responsables associatifs du pays.

En février 2023, un premier texte est déposé par le mouvement Pouvoir au peuple, une formation anti-occidentale née d'une scission avec le Rêve géorgien, tout en restant dans la majorité. Alors que le projet de loi fait son retour, ses opposants dénoncent le jeu trouble de l'insaisissable oligarque Bidzina Ivanichvili, ancien Premier ministre et fondateur du Rêve géorgien.

"Il a progressivement capturé les structures de l'Etat : la police, le système judiciaire, les politiciens, les grands médias... Désormais, c'est au tour de la société civile d'être ciblée", accuse Baia Pataraia, directrice de l'organisation de défense des droits des femmes Sapari. Fondée en 2001, son ONG joue un rôle essentiel : elle délivre chaque année 2 000 consultations juridiques aux femmes victimes de violences conjugales. Sans elle, la plupart n'auraient pas les moyens financiers d'être accompagnées et entendues.

"Il ne reste plus beaucoup de temps"

Le seuil fixé dans le projet de loi à 20% d'argent étranger fait sourire la militante. "Notre budget annuel, un million de laris [environ 340 000 euros], provient à 95% de financements américains et européens", comme d'ailleurs la plupart des grandes associations. "La Géorgie est un petit pays, assez pauvre, où l'Etat ne finance pas beaucoup les projets sociaux", explique cette figure féministe, coorganisatrice des manifestations dans la capitale. "La période soviétique n'a pas laissé de place à la philanthropie et, pour des raisons culturelles, les donations personnelles sont encore rares aujourd'hui."

"Pour le moment, nous tentons de résister à la mise en œuvre de cette loi, et nous demandons à nos partenaires internationaux de nous aider dans cette bataille, glisse-t-elle. Mais il ne reste plus beaucoup de temps. Quand la loi entrera en vigueur, nous devrons alors tenir jusqu'aux élections [législatives, le 26 octobre] pour exprimer notre voix." Ces dernières semaines, Baia Pataraia a battu le pavé et, comme d'autres opposants à cette réforme, elle en subit les conséquences. Sa cage d'escalier est constellée de tags d'insultes la visant, tracés quelques nuits plus tôt par des inconnus.

"Un mépris flagrant de l'Etat de droit"

Le parti au pouvoir cache de moins en moins ses intentions. "Depuis 2020, les ONG ont déjà tenté à deux reprises d'organiser une révolution en Géorgie", a récemment asséné le bureau politique du Rêve géorgien, dans un communiqué. Avant de les accuser, pêle-mêle, "d'attaquer l'Eglise orthodoxe, de soutenir l'extrémisme religieux et la propagande LGBT, de promouvoir l'usage de drogues, de saper les institutions de l'Etat et de faire obstacle aux projets économiques" du pays.

La Commission de Venise, instance du Conseil de l'Europe, a estimé que la loi aurait des conséquences néfastes sur le pluralisme et la démocratie, et recommandé au gouvernement d'abroger le texte. Mais le Rêve géorgien a aussitôt réagi dans une allocution télévisée, jugeant "biaisées" de telles conclusions. "C'est la réaction d'un acteur de mauvaise foi, incapable d'entretenir une relation constructive avec le principal organe consultatif constitutionnel du Conseil de l'Europe", analyse David Zedelachvili.

Cette commission estime notamment que la loi risque de stigmatiser, réduire au silence, voire éliminer les associations et les médias. "Ces termes sont très inhabituels de la part de cet organe consultatif, censé émettre des recommandations pour améliorer les textes", souligne le spécialiste. Pas question d'amélioration ici : la Commission n'a eu d'autre choix que de préconiser son abrogation pure et simple. "Il s'agit d'un réquisitoire accablant contre le régime, car il révèle qu'il y a eu un mépris flagrant, voire délibéré, de l'Etat de droit", tranche l'expert.

"L’ensemble du pouvoir judiciaire a été capturé par le régime. Ce texte peut saper les derniers vestiges des institutions démocratiques du pays, dans un processus de consolidation autoritaire."

David Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel à l'Université privée de Géorgie

à franceinfo

Fondé il y a cinq ans, le média indépendant Publika tient une chronique attentive de cette vie démocratique précaire. Ses locaux sont installés dans un immeuble anonyme, sans aucune plaque à l'entrée. A l'intérieur, quelques tables et des murs blancs recouverts d'inscriptions "Non à la loi russe" et "Non à la censure". Le site d'information, qui compte une vingtaine d'employés, dont treize journalistes, est financé à 90% par des fondations internationales. "Les revenus publicitaires sont très peu développés en Géorgie et les médias indépendants doivent recevoir des financements extérieurs pour exister", expose la rédactrice en chef Lika Zakachvili.

Dans les locaux du site indépendant Publika, le 20 mai 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Les associations et médias ont jusqu'au mois d'août inclus pour s'enregistrer de leur plein gré. Mais Publika a déjà cosigné une déclaration de refus, aux côtés de plusieurs autres organisations. "Nous avons toujours travaillé pour la Géorgie et pour notre société. Il est donc hors de question d'être stigmatisé de la sorte", tranche la journaliste. Par ailleurs, fait-elle valoir, les médias doivent déjà remplir une déclaration et les "opérations bancaires sont déjà transparentes".

"Nous allons voir en septembre dans quelle mesure l’Etat va recourir à cette loi, et si le texte sera appliqué de manière répressive et systématique."

Lika Zakachvili, rédactrice en chef du média indépendant Publika

à franceinfo

La loi n'exige pas encore que les individus s'enregistrent en tant qu'agents étrangers, relève David Zedelachvili, "même si cela sera certainement la prochaine étape". Néanmoins, un amendement prévoit la possibilité d'exiger que les bénéficiaires ou les collaborateurs temporaires d'une organisation fournissent leurs données personnelles. Au risque de s'exposer à une amende de 5 000 laris (environ 1 700 euros).

"Tous les jours, des coups de fil de menaces"

Tout en envisageant la possibilité d'être arrêtée à la rentrée, Lika Zakachvili est également préoccupée, à court terme, par les agressions physiques et psychologiques dont les membres de sa rédaction sont déjà victimes. "Je reçois tous les jours des coups de fil d'injures et de menaces", confie la journaliste, dont le visage est récemment apparu sur une publication Facebook sponsorisée, avec la mention "propagande anti-géorgienne" rédigée en rouge. "Pas besoin d'attendre que cette loi entre en vigueur pour constater que le gouvernement veut nous faire taire."

Un homme passe justement une tête par la porte. A la demande de la rédaction, cet expert est venu prodiguer quelques conseils de sécurité aux employés, car certains ont déjà été suivis dans la rue, menacés par téléphone, voire frappés au cours de manifestations. Une partie de l'équipe, d'ailleurs, ne sort plus sans s'être équipée d'une bombe lacrymogène. La mine lasse, la rédactrice en chef prend congé et retourne dans le petit open space, au milieu de ses collègues. "Je ne me suis jamais sentie aussi impuissante que ces temps-ci."

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