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"Agents de l'étranger" : en Russie, le gouvernement dresse des listes pour humilier et ruiner ceux qui s'éloignent trop de la ligne pro-Kremlin

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Le ministère de la Justice russe ajoute régulièrement des personnalités, associations et médias dans des listes "d'agents de l'étranger". Ce qui implique des mesures contraignantes et alimente le discrédit public des entités ciblées. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

L'inscription sur ces registres implique des mesures contraignantes à des centaines d'associations, médias, journalistes et particuliers. Franceinfo a recueilli la parole de ces parias du régime russe, qui dénoncent une procédure opaque et inique.

"Un collègue m'a dit que je rejoignais un club très fermé : un Russe sur un million. Mais moi, je me serais bien passée de cette 'prestigieuse récompense' d'Etat." Le 6 avril dernier, la journaliste Ekaterina Maïakovskaïa a été ajoutée au registre gouvernemental des "agents de l'étranger", dans la catégorie des "individus agissant au titre d'un média". Depuis, comme des centaines de ses concitoyens, elle est officieusement considérée comme une ennemie du peuple par le ministère de la Justice.

En Russie, ces listes consignent les entités et individus accusés de bénéficier d'un financement étranger, à des fins politiques. "Le ministère a invoqué mes piges pour Radio Liberty [un média financé par les Etats-Unis] et mes publications sur les réseaux sociaux." Après avoir reçu la notification par mail, un mois plus tard, Ekaterina Maïakovskaïa a multiplié en vain les recours. "Lors de l'audience, les autorités n'ont même pas voulu montrer les documents de l'administration fiscale, censés contenir les preuves."

La jeune femme avait déjà quitté la Russie après l'invasion de l'Ukraine. Malgré les frontières, ce statut lui impose tout de même de respecter une série de mesures contraignantes. "Le plus ennuyeux, c'est l'obligation de faire apparaître un message obligatoire de vingt-quatre mots, en lettres capitales, sur toutes mes publications."

Ce qui ressemble à ceci, en version traduite :


CE MESSAGE (MATÉRIEL) A ÉTÉ CRÉÉ ET (OU) DIFFUSÉ PAR UN MÉDIA DE MASSE ÉTRANGER REMPLISSANT LES FONCTIONS D'UN AGENT ÉTRANGER ET (OU) UNE PERSONNE MORALE RUSSE REMPLISSANT LES FONCTIONS D'UN AGENT ÉTRANGER.


La loi russe contraint effectivement les "agents de l'étranger" à faire état de leur statut dans chaque publication professionnelle ou personnelle. Et même "pour des images de chat sur les réseaux sociaux." Le moindre oubli entraîne de lourdes amendes, et l'ouverture d'une enquête pénale est prévue en cas de double récidive. Afin de restituer correctement cette formule indigeste, le "plus simple est encore de la copier-coller sur le site Meduza", sourit la journaliste Elizaveta Osetinskaya, en référence au populaire média russophone, lui aussi brocardé.

"Je dois déclarer la nounou au ministère"

Pour l'ancienne rédactrice en chef de Forbes Russie et RBK, tout a commencé à l'automne avec une dénonciation déposée par Aleksandr Ionov, un militant nationaliste qui promeut les mouvements de sécession en Occident. "Il a demandé au procureur général d'enquêter pour savoir si j'avais bénéficié d'un financement de l'étranger." Un secret de polichinelle. Elizaveta Osetinskaya a participé au documentaire Agents of Chaos, produit par l'Américain Lowell Bergman. Elle avait elle-même contacté le Kremlin, les oligarques et les propagandistes du régime.

La sanction a fini par tomber, le 1er avril. Par chance, son média, The Bell, a été épargné. La journaliste russe a de toute manière décidé de quitter la Russie. "Il y a des moments dans la vie où vous devez prendre des décisions radicales, car le compromis est devenu impossible", lâche-t-elle. A Paris, où elle a trouvé refuge, elle continue d'animer la chaîne YouTube baptisée "Russkie Norm !" (en russe). Ses vidéos débutent avec le message obligatoire, affiché pendant quinze secondes, très précisément.

La journaliste russe Elizaveta Osetinskaya dans l'une de ses interviews diffusées sur la chaîne YouTube "Russkie Norm !", et le message obligatoire diffusé en début de vidéo. (RUSSKIE NORM ! / YOUTUBE)

Comme les autres "agents", Elizaveta Osentinskaya doit remplir un formulaire détaillant l'intégralité de ses revenus et dépenses tous les trois mois. "Je ne vais pas énumérer chaque petit pot pour bébé... Mais si je recrute une nounou pour garder ma fille ou que j'aide ma famille, je dois le dire au ministère." Les journalistes ciblés doivent également fournir un rapport complet de leurs activités, deux fois par an, et créer une société à responsabilité limitée, après un audit en bonne et due forme.

Quatre listes disctinctes

Elizaveta Osetinskaya continue d'observer ces règles, aussi contraignantes soient-elles. Car ses parents se trouvent toujours en Russie. "A leur âge, il serait difficile de partir. Et en cas d'urgence, je veux conserver la possibilité de rentrer à tout moment, afin de leur venir en aide."

La journaliste insiste également sur le coût social d'une telle mesure. "Les gens deviennent suspicieux à votre égard car cette étiquette est très négativement perçue". Il faut donc "réfléchir à deux fois lors des discussions avec des amis d'université ou d'anciens camarades". La disgrâce, par ailleurs, est potentiellement contagieuse. "A priori, rien n'interdit au ministère de me demander des clarifications sur l'identité des gens que j'emploie", par exemple à domicile. A son insu, ce statut peut donc placer "en position inconfortable" les personnes avec lesquelles elle interagit.

"J'ai compris que tout était fini dans ce régime, et qu'il était impossible de rester en Russie pour continuer à faire du journalisme indépendant."

Elizaveta Osetinskaya, journaliste de la chaîne Russkie Norm !

à franceinfo

A ce stade, le ministère de la Justice tient quatre listes distinctes, qui ont évolué au fil des années : associations (créée en 2012), médias (2017, journalistes inclus en décembre 2021), associations non déclarées (2020) et militants (2020). Mais "la définition d'activité politique est si vague que dans la ville de Saratov, la Société des patients atteints du diabète avait été inscrite, avant de devoir fermer par la suite", explique Ekaterina Maïakovskaïa.

"J'ai été privé de mes droits"

Le nom de Leonid Gozman, président du mouvement libéral Union des forces de droite, a été ajouté le 6 mai dernier. Curieusement, dans la liste des "individus agissant au titre d'un média". "Le ministère de la Justice essayait de trouver une raison depuis des mois, et il avait même écrit à différentes institutions du pays pour y arriver", explique le septuagénaire. Le motif sera finalement un "honorario" universitaire de 300 dollars, pour une mission auprès d'une fac américaine.

Le septuagénaire insiste sur les conséquences informelles et professionnelles d'une telle décision. La loi interdit notamment aux "agents de l'étranger" d'enseigner auprès de mineurs. "Mais comme à l'université, les garçons et les filles ont parfois 17 ans, cela veut dire que je ne pouvais plus donner de cours." Cela vaut également pour les étudiants majeurs. Leonid Gozman dit également avoir perdu des enseignements dans trois établissements russes, après une rupture ou un non-renouvellement.

L'homme politique Leonid Gozman (à droite) lors d'une audience à Moscou (Russie), le 14 septembre 2022. (SERGEI SAVOSTYANOV / TASS / SIPA)

"J'ai été privé de mes droits sans être coupable de quoi que ce soit, sans décision de justice. Juste parce qu'ils en ont décidé ainsi", résume le responsable politique. Mais désormais, tout ceci paraît bien loin. Car Leonid Gozman a ensuite passé trente jours en prison, pour une vieille publication Facebook comparant l'URSS de Staline et l'Allemagne nazie d'Hitler. Ce qui est interdit par une loi de l'été 2021.

Après sa libération, Leonid Gozman a pris le chemin de l'exil et repris des forces. Il se soumet toujours à ses obligations. "Si je ne publie pas leur message obligatoire, ils peuvent saisir mes biens." Quand on l'interroge sur la symbolique d'un "agent de l'étranger", il fait remarquer que "les meilleurs journalistes et politologues russes figurent dans cette liste". Avant d'ajouter, un peu amer : "Quelque part, je suis honoré d'être en leur compagnie."

Les médias menacés financièrement

"Alors non, je n'en tire aucune fierté", réagit au contraire Tikhon Dziadko, rédacteur en chef et présentateur de la chaîne Dojd. "En fait, c'est vraiment humiliant que le gouvernement utilise ces moyens pour raconter des conneries sur vous." Exilé à Riga, capitale de la Lettonie, il a décidé de s'affranchir des contraintes. "Avec mon travail d'information sur la guerre, je risque déjà des poursuites pour 'discrédit de l'armée' ou pour 'diffusion de fausses informations sur l'armée'. Pourquoi obéir à cette loi stupide alors que je ne respecte pas les autres ?"

C'est un "jeu politique", qui consiste à "punir ceux que le pouvoir veut punir", poursuit-il, prenant exemple sur l'artiste et militante Daria Apakhonchich. "Elle a été placée sur cette liste en décembre 2020 car elle enseignait le russe à des étrangers, et parce qu'elle postait, sur les réseaux sociaux, des liens de Radio Free Europe", critique du régime russe.

"Cela ressemble à un avertissement : 'Si vous ne la fermez pas, la prochaine fois, nous ouvrirons une procédure criminelle'."

Tikhon Dziadko, rédacteur en chaîne du média Dojd

à franceinfo

Les décisions du ministère de la Justice russe sont par ailleurs opaques et reposent sur des enquêtes internes. "Il faut aller en justice pour avoir une explication, mais c'est toujours stupide." Tikhon Dziadko cite le cas de sa collègue Macha Borzounova : "Le représentant du ministère a expliqué qu'elle avait reçu 150 roubles [2,5 euros] d'une autre collègue, qui a le passeport biélorusse. C'était pour un café et un croissant."

Avec le statut d'"agent de l'étranger", c'est également le modèle économique des médias indépendants qui est ciblé. "Les partenaires commerciaux désertent, car ils ne veulent plus être associés à ces pseudos 'agents. Si vous voulez vendre une belle voiture, vous n'aurez pas envie de tout gâcher avec un message négatif de 24 mots." Le média Meduza, l'une des ressources russophones les plus populaires, a d'ailleurs failli disparaître en avril 2021, après avoir perdu 90% de ses annonceurs en une semaine.

Le journaliste russe Tikhon Dziadko, rédacteur en chef de la chaîne indépendante Dojd, le 8 septembre à Riga (Lettonie). (GINTS IVUSKANS / AFP)

La chaîne Dojd avait déjà perdu tout ou partie de ses annonceurs en 2014, lors d'une première attaque contre le média. "Les annonceurs qui sont restés se fichent de savoir si nous sommes des 'agents de l'étranger', ennemis de l'Etat ou je ne sais quoi", poursuit Tikhon Dziadko. De toute manière, seul 10% du budget de la chaîne provient désormais des revenus publicitaires, et le média mise surtout sur les donations et les abonnements.

L'exil comme horizon commun

Askold Kourov a coréalisé un documentaire (en russe) consacré aux "agents de l'étranger", diffusé mi-octobre. Le tournage avait débuté avant même le début de l'invasion, mais la guerre en Ukraine apporte un nouvel éclairage à ces témoignages. "Rétrospectivement, je comprends que cette loi a été utilisée dans le cadre des préparatifs", explique-t-il. "C'est également le sentiment de tous les 'agents de l'étranger' que j'ai interrogés." Le rythme des inscriptions a bondi au second semestre 2021 (comme vous pouvez le constater sur le graphique qui suit), alors que le Kremlin couvait son invasion. Comme pour arracher les mauvaises herbes et dégager le terrain médiatique.

Avec acharnement, parfois. Un habitant d'Irkoutsk a par exemple été désigné "agent de l'étranger" à trois reprises, pour autant de motifs. "Il dirigeait notamment l'Union des bibliophiles locale et avait observé des scrutins électoraux pour le compte d'une organisation civile", raconte Askold Kourov, depuis la ville européenne où il vit désormais.

Point de départ de son film, le centenaire des "bateaux des philosophes", un épisode de l'histoire soviétique marqué par l'expulsion d'intellectuels à bord de deux navires, en 1922, sur ordre de Lénine. Avec une pointe d'ironie, Askold Kourov cite la justification fameuse de Léon Trotski : "Nous ne pouvons pas fusiller ces gens, mais il n'est plus possible de les supporter". La logique, selon le réalisateur, est aujourd'hui la même.

Deutsche Welle, Dojd, Meduza, Novaïa Gazeta, Mediazona, Radio Free Europe, The Insider... La vague anti-médias n'a donc pas suffi au Kremlin, qui ajoute chaque vendredi de nouveaux noms aux listes. Avec une préférence pour les leaders d'opinion de l'autre Russie, celle qui boude la télévision d'Etat pour se connecter sur YouTube. De la politologue Ekaterina Schulmann à l'historienne Tamara Eidelman, en passant par le blogueur vidéo Iouri Doud et le militant politique Maxim Katz.

"Ces Russes sont considérés comme des traîtres à la patrie, un peu comme avec les lois de l'époque soviétique. Ils le vivent difficilement."

Askold Kourov, réalisateur

à franceinfo

Le nombre d'"agents de l'étranger" devrait augmenter rapidement. A compter du 1er décembre, une nouvelle loi (en russe) élargira le statut en l'étendant à toute forme de "soutien" ou d'"influence", et non plus à un éventuel financement. Un registre unifié, par ailleurs, est en cours de finalisation. Le sénateur Andreï Klimov suggère même d'intégrer par défaut tous ceux qui ont fait leurs valises depuis le début de l'invasion en Ukraine. Rien n'a été décidé sur ce dernier point.

"Pendant le tournage, nos interlocuteurs quittaient la Russie les uns après les autres", raconte Askold Kourov. "A un moment, on avait même pensé finir le documentaire avec un plan de navire et l'horizon". Pour Leonid Gozman, cela ne fait désormais guère de doute : "Tôt ou tard, les 'agents de l'étranger' seront tous arrêtés". Le quai de l'exil sera alors désert. Le dernier "bateau des philosophes" aura déjà largué les amarres.

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