Conférence de l'ONU sur les océans : on vous raconte l'histoire de la Grande Barrière de corail, à l'agonie à cause du réchauffement climatique
En bien des points, les récifs coralliens ressemblent à la forêt amazonienne. Comme elle, ils sont un écosystème clé de la biodiversité. Si l'une est menacée par le feu et la déforestation, les autres, plus discrets, dépérissent sous les eaux.
Il était une fois une espèce étrange, superbe et flamboyante, capable de construire son propre squelette et de se démultiplier. Un animal aux milliards d'individus qui prend la forme de tours, d'anneaux ou de montagnes. Si solide qu'on le croit minéral. Si beau qu'on l'imagine plante. Un jour peut-être, les générations futures parleront des coraux comme d'une créature mythique.
Alors que les températures des mers augmentent tout comme celles de l'atmosphère, de nombreux récifs coralliens succombent à ce nouveau stress. Les plus célèbres d'entre eux, qui composent la Grande Barrière de corail au large de l'Australie, ne font pas exception. A l'occasion de l'ouverture à Lisbonne (Portugal) de la conférence de l'ONU sur les océans, lundi 27 juin, franceinfo plonge dans l'histoire fascinante de cet écosystème à l'agonie.
Elle a vécu 20 millions d'années, mais la hausse des températures a brisé sa vie
Comme tous les récifs coralliens du monde, la Grande Barrière de corail est née d'une improbable histoire d'amour. Cette romance-là débute il y a 20 millions d'années, dans le cadre désolé des eaux qui bordent le nord-est de l'Australie, désespérément pauvres en nutriments. Le corail – un drôle d'animal cousin des anémones et des méduses – aurait pu attendre paisiblement que l'évolution lui règle son compte. Mais notre héros a de la ressource. "Pour pouvoir vivre là où il n'y a pas de nourriture, il a développé un processus physiologique exceptionnel : la symbiose, la vie en commun entre deux organismes", explique le physiologiste Denis Allemand, spécialiste des coraux.
Son âme-sœur est une algue unicellulaire, la zooxanthelle. Ensemble, ces deux espèces – l'une animale, l'autre végétale – forment à la fois un audacieux couple mixte et l'un des plus anciens duos co-dépendants de notre planète. Sans attendre, la zooxanthelle emménage à l'intérieur du corail. Dans son corps, sous son exosquelette. Intrusif ? Non, vital. "Les algues font de la photosynthèse et produisent donc de l'oxygène et des sucres qui vont servir à l'animal corail", explique l'océanographe Pascale Joannot. Outre ses couleurs, le corail y puise son énergie. De quoi donner naissance à la plus grande construction animale de la planète : 2 500 récifs répartis sur 2 300 km de longueur – soit la distance qui sépare Montpellier et Oslo (Norvège) – peuplés de 400 espèces de coraux. Leur amour fusionnel s'observe depuis l'espace.
Mais en 1998, le couple vacille. La Grande Barrière connaît un premier épisode de blanchissement massif. Sous l'effet du stress lié à la hausse des températures de l'eau, le corail expulse la zooxanthelle. Ce phénomène constitue "un divorce", décrivent Pascale Joannot et Denis Allemand. Le corail perd sa couleur, laissant apparaître son squelette blanc, et surtout sa raison de vivre. Si la séparation dure trop longtemps, l'animal meurt. Une nouvelle crise survient en 2002. Puis en 2016 et 2017. Et de nouveau en 2020 et 2022.
Selon les chercheurs australiens, seuls 2% des coraux de la Grande Barrière ont échappé à un épisode de blanchissement et plus de la moitié de ses coraux sont morts depuis 1995. Sous l'effet du réchauffement climatique, "les événements de blanchissement massif surviennent partout sur la Grande Barrière. Ils deviennent plus important, mais aussi plus longs et plus fréquents", alerte Denis Allemand.
Elle rend d'immenses services à la nature et nos vies aussi en dépendent
La Grande Barrière n'est pas qu'une structure animale hors du commun, dont les tours peuvent se hisser jusqu'à 500 m du plancher marin. Elle est un écosystème richissime au milieu du néant. "On compare souvent les coraux à des oasis dans le désert océanique", explique Denis Allemand. Elle est le Dubaï des raies manta, le Las Vegas de Némo. Mégalopole en grande partie immergée, elle abrite 1 500 espèces de poissons, 4 000 espèces de mollusques et 240 espèces d'oiseaux. Trente espèces de baleines et de dauphins la fréquentent. Six des sept espèces de tortues marines recensées dans le monde y résident.
"La richesse créée par le corail ingénieur attire dans le récif tout un tas d'organismes : 30% des espèces marines connues vivent dans les récifs coralliens."
Denis Allemand, spécialiste des corauxà franceinfo
Or, "quand l'oasis disparaît, il ne reste que le désert. C'est difficile de survivre dans le désert", poursuit le spécialiste des coraux, pointant les effets en cascade de cette perte de biodiversité sur la chaîne alimentaire. Les récifs coralliens dans leur ensemble fournissent 9 à 12% des poissons pêchés dans le monde. "Les gens qui vivent à proximité tirent 90% de leur apport en protéines des récifs coralliens", ajoute Pascale Joannot. Les récifs nourrissent aussi les âmes. Ils présentent "une valeur culturelle pour ces riverains : on les trouve dans les histoires, les légendes, les totems, etc. Ils ont un rôle culturel et cultuel", insiste-t-elle. Le long de la Grande Barrière, les communautés indigènes locales œuvrent d'ailleurs à sa préservation. Leurs emplois de rangers ou de guides dépendent de ces récifs mythiques, paradis des plongeurs – à terre, le tourisme fait vivre plus de 60 000 personnes.
La Grande Barrière les nourrit, les emploie et "protège la terre contre les assauts de l'océan. Une vague qui déferle sur un récif mort est moins bien arrêtée que lorsqu'elle déferle sur un récif en bonne santé", poursuit la biologiste. Les coraux nous veulent aussi du bien. Le Centre scientifique de Monaco étudie ainsi le corail en sa qualité de "modèle biologique magnifique" : "On travaille sur sa capacité à se régénérer. Il a aussi des propriétés antioxydantes absolument phénoménales (...) ou des propriétés contre le vieillissement", détaille Denis Allemand. Contre certains cancers, contre la douleur, la maladie d'Alzheimer ou l'arthrose... Chaque espèce est potentiellement porteuse d'une molécule qui débouchera sur un traitement. Une perspective qui donne envie d'en prendre soin.
Elle est mourante et nos efforts pour la sauver sont un coup d'épée dans l'eau
Un récif peut se relever d'un épisode de blanchissement en quelques années. Mais les assauts répétés de la maladie auront un jour raison de sa résilience, condamnant la Grande Barrière. Car les récifs qui se reconstituent comptent moins d'espèces et ces dernières comptent généralement parmi les moins résistantes, explique Pascale Joannot.
Pour tenter de remédier à cet état critique, le gouvernement australien fraîchement élu a prescrit à la grande malade une cure de billets verts : il a promis d'injecter dans la protection de cet écosystème 1,2 milliard de dollars d'ici 2030. Combattre la dispersion dans l'océan des intrants issus de l'activité humaine (industrielle ou agricole), faire la guerre au plastique, œuvrer à la restauration des récifs agonisants... "Pour l'instant, on expérimente", relève Pascale Joannot, porteuse du programme participatif SOS Corail. "Il y a des tentatives de transplantations : on prend des coraux sains dans un endroit où ils se portent bien et on essaie de les faire reprendre ailleurs. Des pouponnières aussi", cite la scientifique, saluant les nombreuses initiatives menées dans le monde pour protéger les récifs. "Mais ça ne sera pas suffisant."
Pour garantir qu'un récif ne sera pas touché par un phénomène de blanchissement, il n'existe qu'un antidote :
On peut faire des beaux discours et dépenser des milliards, mais pour sauver les coraux, il faut freiner le réchauffement climatique causé par l'activité humaine.
Pascale Joannot, océanologueà franceinfo
Car sous l'eau comme partout ailleurs, le changement de température – et la hausse de l'acidité qui l'accompagne – est trop rapide pour permettre à cet écosystème de s'adapter, aussi fascinant et résilient soit-il. Les modèles scientifiques validés par le Giec anticipent ainsi la disparition de 99% des coraux en cas d'augmentation globale des températures de 2 °C d'ici 2100.
Or, selon le comparatif de programmes Climate Analytics, c'est justement là que nous conduisent les propositions du nouveau Premier ministre australien. Pourtant présenté comme déterminé à prendre à bras-le-corps la question des émissions de gaz à effet de serre du pays, ce gouvernement condamnerait donc aussi à terme ce joyau, non sans avoir englouti l'équivalent du PIB du Samoa – un Etat qui voit aussi agoniser ses récifs coralliens – dans sa sauvegarde. Les récifs coralliens, et notamment la Grande Barrière "seraient le premier écosystème à disparaître à cause de l'homme", relève Denis Allemand.
Pour éviter cela, le spécialiste des coraux compte sur un projet mondial de conservatoire du corail, "un pis-aller" néanmoins ambitieux, consistant à récupérer un maximum d'espèces de corail, afin d'assurer leur survie en laboratoire. Les scientifiques espèrent ainsi pouvoir sélectionner celles "que l'on pourraient utiliser quand les choses iraient mieux", des espèces qui résisteraient à un océan plus chaud. D'un miracle de la nature à la vie en aquarium, le destin de la Grande Barrière de corail n'est pas scellé. A condition bien sûr que l'espèce qui l'a malmené se hâte à son chevet.
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