Cet article date de plus de deux ans.

Canada : Tintin, Astérix, Lucky Luke... On vous explique la polémique autour des 5 000 livres détruits par un groupe scolaire catholique

Article rédigé par Rachel Rodrigues
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Image extraite de la couverture originale de "Tintin en Amérique", dessinée en 1932 par Hergé et exposée à la maison Artcurial, à Paris, le 31 mai 2012. (JOEL SAGET / AFP)

Ces bandes dessinées et ouvrages destinés à la jeunesse, accusés de propager des stéréotypes sur les populations autochtones d'Amérique, ont été retirés des bibliothèques d'une trentaine d'écoles. Certains ont même été brûlés. L'affaire a fait réagir jusqu'au sommet du gouvernement canadien.

L'affaire a fait le tour du monde. Mardi 7 septembre, Radio-Canada a publié une enquête dévoilant la destruction de milliers d'ouvrages, bandes dessinées et albums jeunesse, par des écoles catholiques francophones de la province de l'Ontario, au Canada, suscitant de nombreuses réactions un peu partout dans le monde. 

De Tintin à Astérix, en passant par des albums de Lucky Luke, les ouvrages concernés par cette destruction étaient accusés de représenter de manière stéréotypée, voire raciste, les populations autochtones (premiers peuples d'Amérique du Nord et leurs descendants). Mais après des révélations incriminant Suzy Kies, une figure centrale du projet, accusée d'avoir menti sur ses origines, l'opération a finalement été suspendue par ses initiateurs.

Franceinfo vous résume ce qui s'est passé. 

Les destructions ont débuté en 2019

En 2019, une cérémonie "de purification par la flamme" est organisée par le conseil scolaire catholique Providence, qui regroupe un ensemble de 30 établissements francophones situés dans le centre-ouest de la province de l'Ontario, explique la radio canadienne dans son enquête publiée le 7 septembre

Comme son nom l'indique, l'événement est un autodafé : il consiste à brûler une trentaine de livres bannis par le groupe d'établissements, dans une visée éducative et "dans un but de réconciliation avec les Premières Nations" (les populations autochtones du Canada). Les ouvrages ont été sélectionnés dans le cadre d'un projet intitulé Redonnons à Mère Terre, par un comité formé de membres du conseil scolaire et d’accompagnateurs autochtones. Ils ont analysé des centaines de livres destinés à la jeunesse pour vérifier si le traitement des populations autochtones était respectueux.

D'après la porte-parole du conseil scolaire, Lyne Cossette, les restes des livres brûlés ont ensuite été recyclés ou sont "en voie de l'être". Des cérémonies similaires devaient avoir lieu, mais elles ont dû être reportées en raison de la crise sanitaire. 

De son côté, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, a immédiatement réagi aux révélations de Radio-Canada, mardi 7 septembre. Il a affirmé qu'il n'était jamais d'accord pour "qu'on brûle des livres", tout en précisant "que ce n'était pas à lui de dire aux autochtones comment ils devraient se sentir ou comment ils devraient agir pour faire avancer la réconciliation". 

Plus de 4 700 ouvrages visés

D'après Radio-Canada, qui a eu accès à un document recensant l'ensemble des ouvrages concernés, 155 ouvrages différents auraient été visés depuis 2019, et 4 716 livres auraient été retirés des bibliothèques dans près de 30 écoles. Il s'agit à la fois de bandes dessinées, de romans, d'encyclopédies mais aussi d'albums jeunesse. 

Parmi les ouvrages figurent notamment des grands noms de la bande dessinée belge tels que Tintin en Amérique, l'un des ouvrages les plus vendus par Hergé dans le monde depuis sa parution en 1932. A l'origine de son retrait, la présence de l'expression "Peau rouge", un langage jugé "non acceptable" par le conseil scolaire. Le Temple du soleil figure également dans les ouvrages retirés.

Des albums de Lucky Luke sont également accusés de représenter le pouvoir du côté des Blancs, au détriment des Indiens, toujours cantonnés dans le rôle de méchants. Le comité dénonce aussi une sexualisation de l'autochtone qui tombe amoureuse d'Obélix dans Astérix et les Indiens. Dans ce livre tiré du dessin animé du même nom, le personnage d'Amérindienne en question porte une mini-jupe et un décolleté. Enfin, le livre Pocahontas, tiré du dessin animé de Disney, a également été retiré des bibliothèques, accusé de sexualiser les femmes autochtones. 

Une "gardienne du savoir" qui se révèle ne pas être une autochtone

Parmi les accompagnateurs autochtones qui ont conseillé le conseil scolaire dans la sélection des ouvrages figure Suzy Kies, coprésidente de la Commission des Premières Nations du Parti libéral du Canada (parti de Justin Trudeau) depuis 2016. Elle est aussi "gardienne du savoir" autochtone. A ce titre, elle est chargée de la restitution des traditions orales des peuples des Premières Nations. 

Mais une enquête de Radio-Canada publiée un jour après les révélations, le 8 septembre, a révélé que Suzy Kies, centrale dans le projet, n'avait en réalité aucun lien de parenté avec les Premières Nations. Suzy Kies affirmait pourtant auprès de la radio canadienne avoir un parent d'origine européenne, et un autre d'origine autochtone, se revendiquant notamment de descendance abénakie, un peuple présent dans le sud-est du Québec. Mais après consultation des registres d'état civil, la radio canadienne affirme que si son père est effectivement né au Luxembourg, sa mère serait d'origine française.

L'article révèle aussi qu'aucun lien de parenté avec les populations autochtones sur au moins sept générations n'a été trouvé. Un constat confirmé par un élu du peuple abénaki, qui affirme que Suzy Kies n'apparaît pas dans leur "liste de bande". Après ces révélations sur ses fausses origines, Suzy Kies a par ailleurs été accusée "d'appropriation culturelle" par les autochtones, comme le précise Le Monde.

En réaction à cette polémique, Suzy Kies a annoncé sa démission du poste de coprésidente de la Commission des peuples autochtones du Parti libéral du Canada. Dans un courriel auquel le journal canadien Le Devoir a pu avoir accès, elle explique les raisons de son retrait : "Je refuse (...) que l’on se serve de mon histoire pour nuire à Justin Trudeau et à notre parti."

Une opération suspendue un jour après les révélations

La polémique autour de Suzy Kies a ébranlé la presse canadienne et a également entraîné des réactions au sein du groupe scolaire Providence, qui a décidé de suspendre la destruction des ouvrages

Contacté par franceinfo, le conseil scolaire Providence, à l'origine de l'opération, se justifie : "Nous n’étions pas au courant que Suzy Kies n’a pas de statut d’Indien en vertu de la loi et pensions sincèrement avoir la chance de travailler avec une femme autochtone possédant une grande expérience", affirme la porte-parole du conseil scolaire, Lyne Cossette. Elle explique également que Suzy Kies leur a été "recommandée par d’autres leaders en éducation autochtone, et étant donné son implication dans plusieurs autres conseils scolaires, nous avions confiance en elle".

D'après la radio canadienne, près de 200 œuvres étaient encore en cours d'évaluation et donc potentiellement menacées de destruction, dont notamment d'autres ouvrages de Tintin et d'Astérix.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.