Yoon Suk-yeol, le président antiféministe qui veut ramener la Corée du Sud dans la "norme conservatrice"
L'ancien procureur général, qui a marqué la campagne par ses déclarations incendiaires et ses promesses de dérégulation économique, prend ses fonctions mardi. Franceinfo brosse son portrait.
"Cher candidat Yoon, le féminisme n'est pas Voldemort." Si vous ne suivez pas la politique sud-coréenne et que vous n'avez pas lu la saga Harry Potter, vous n'avez peut-être pas saisi cette référence. Mais en comparant la défense des droits des femmes au personnage "dont on ne doit pas prononcer le nom", la députée Jang Hye-yeong a pointé l'une des caractéristiques du vainqueur de l'élection présidentielle en Corée du Sud : Yoon Suk-yeol se revendique "antiféministe".
Le conservateur, élu de justesse début mars, doit être investi mardi 10 mai. Moins d'un an après s'être lancé en politique et malgré de nombreuses sorties polémiques durant la campagne, qui lui ont valu d'être comparé à un "Donald Trump coréen", rappelle RFI. Cette ascension éclair est "très inhabituelle" pour le pays, relève le sociologue Gi-wook Shin, directeur du programme d'études coréennes à l'université Stanford, contacté par franceinfo. "Fonctionnaire de carrière", Yoon Suk-yeol est issu d'un milieu plutôt aisé. Et ce fils d'enseignants est de nature persévérante : admis dans l'une des universités les plus prestigieuses de Corée, il a dû s'y reprendre à neuf reprises pour passer l'examen du barreau, rapporte le Wall Street Journal*.
Un procureur qui "ne doit de loyauté à personne"
Nommé procureur en 1994, Yoon Suk-yeol se fait rapidement "une réputation de pourfendeur de la corruption et des abus de pouvoir", détaille Gi-wook Shin. Il s'illustre en enquêtant sur deux anciens chefs d'Etat conservateurs : Lee Myung-bak, condamné à 17 ans de réclusion pour corruption, et surtout Park Geun-hye. Accusée de détournement de fonds dans un scandale impliquant plusieurs dirigeants d'entreprises coréennes (dont le géant Samsung), elle est destituée en 2017, après des manifestations monstres. Condamnée à 20 ans de prison, l'ancienne dirigeante a finalement été graciée fin 2021 par son successeur, le démocrate Moon Jae-in.
C'est justement ce dernier qui a permis à Yoon Suk-yeol d'accéder aux plus hautes fonctions judiciaires. "En arrivant au pouvoir en 2017, Moon Jae-in a promis de s'attaquer à la corruption", explique Gi-wook Shin. Le procureur est alors en poste en province, une "punition" pour s'être mis à dos une partie de la classe politique au fil de ses enquêtes. Le nouveau président le nomme procureur du district de la capitale, Séoul, puis procureur général. "Moon Jae-in pensait que Yoon Suk-yeol serait acquis à la cause démocrate", poursuit le sociologue.
"A l'époque, la fonction de Yoon Suk-yeol lui imposait d'être neutre sur le plan politique : il apparaissait comme un indépendant qui n'était lié à aucun des deux principaux partis."
Gi-wook Shin, sociologueà franceinfo
Dès 2013, Yoon Suk-yeol avait annoncé qu'il "ne devait de loyauté à personne". Même pas au président. Rapidement en froid avec l'administration, le procureur général poursuit plusieurs proches de Moon Jae-in, relate le New York Times*. "Yoon Suk-yeol a gagné en popularité auprès des conservateurs et, dans une période où aucun leader ne se démarquait au sein du parti, il est en quelque sorte devenu leur champion", décrypte Gi-wook Shin.
En mars 2021, le procureur quitte ses fonctions, évoquant des désaccords avec la présidence. Il ne rejoint officiellement le parti conservateur qu'au début de l'été. "Personne n'aurait pu prédire qu'il allait remporter cette élection", souligne Gi-wook Shin. A commencer par le candidat lui-même. "Jusqu'à récemment, je n'avais jamais imaginé me lancer en politique, reconnaît le Coréen de 61 ans, cité par le New York Times*. Mais le peuple m'a placé dans la position dans laquelle je me trouve aujourd'hui, avec pour mission d'évincer du pouvoir le Parti démocrate, incompétent et corrompu."
Une "guerre des genres" au cœur de la campagne
La bataille pour la Maison Bleue, le palais présidentiel, est marquée par des "gaffes" de Yoon Suk-yeol. Il affirme que l'ancien dictateur Chun Doo-hwan était "un bon politicien", relate la BBC*, s'interroge sur la pertinence d'une semaine de 120 heures de travail (la Corée a récemment abaissé le temps légal hebdomadaire à 52 heures) et son épouse menace de "mettre en prison" tous les journalistes critiques du pouvoir si son mari est élu, comme le raconte Le JDD.
Dans une stratégie électorale de division qui rappelle celle de Donald Trump, Yoon Suk-yeol multiplie les sorties sexistes pour tenter de mobiliser les jeunes électeurs masculins. Il attribue la responsabilité de la faible natalité sud-coréenne au féminisme et assure qu'il n'existe aucune discrimination systémique envers les femmes dans le pays. Les chiffres disent pourtant le contraire. En 2019, les salaires des Sud-Coréennes étaient inférieurs de 32,5% à ceux des hommes, selon l'OCDE*, contre 12,5% en moyenne dans les 38 pays membres de l'organisation. Et la dixième économie mondiale se classe bonne dernière du baromètre sur le plafond de verre établi par The Economist*, qui évalue le statut des travailleuses dans 29 Etats.
Qu'importe la réalité de ces discriminations, Yoon Suk-yeol joue sur le ressentiment de "jeunes hommes qui ont l'impression qu'on favorise les femmes à leur détriment", analyse Gi-wook Shin. Le candidat populiste va jusqu'à promettre d'abolir le ministère de l'Egalité des genres et de la Famille, notamment chargé de lutter contre les violences conjugales.
Cette stratégie nourrit une véritable "guerre des genres" au sein de la jeune génération, estime une journaliste coréenne dans une tribune au Washington Post*. Mais elle a des résultats mitigés dans les urnes : si une majorité d'hommes de moins de 30 ans votent pour Yoon Suk-yeol lors du scrutin du 10 mars, selon un sondage relayé par Time*, le conservateur remporte la présidentielle avec moins d'un point d'avance sur son adversaire. L'élection la plus serrée de l'histoire de la Corée du Sud.
Libéralisme économique et fermeté face à Pyongyang
Le mandat du nouveau chef d'Etat promet d'être "très différent" de celui de son prédécesseur, avance Gi-wook Shin. "Il s'est appuyé sur les cadres du parti dans son équipe de transition et devrait donc mener une politique qui sera dans la norme conservatrice", note ce spécialiste de la péninsule coréenne.
"La presse étrangère a beaucoup comparé Yoon Suk-yeol à Donald Trump en raison de son manque d'expérience et de ses déclarations incendiaires. Mais en réalité, c'est plutôt un George W. Bush sud-coréen : il défend les positions traditionnellement adoptées par les conservateurs."
Gi-wook Shin, sociologueà franceinfo
Ce retour à "une politique conservatrice classique" va notamment se voir à l'international. Alors que Moon Jae-in promouvait le dialogue avec la Corée du Nord, Yoon Suk-yeol a promis la fermeté face à sa voisine, qui multiplie les tirs de missiles depuis le début de l'année. Comparant le dirigeant Kim Jong-un à un "gamin malpoli", il a même évoqué la possibilité de mener des "frappes préventives" contre Pyongyang, rapporte CNN*.
En parallèle, le nouveau président veut renforcer la collaboration militaire et économique avec les Etats-Unis, et initier un rapprochement avec le Japon, ajoute le Brookings Institute*. Le "plus grand point d'interrogation" reste la future relation avec la Chine, "devenue un important partenaire commercial" de Séoul, observe Gi-wook Shin. Pékin, allié de la Corée du Nord, a déjà averti de répercussions économiques si le Sud achète de nouveaux missiles aux Américains.
L'économie est un autre domaine où le populiste compte se démarquer des démocrates. Face à l'explosion des prix de l'immobilier, il a promis une baisse des impôts dans ce secteur et la construction de 2,5 millions de logements en cinq ans, rapporte le Washington Post*. Yoon Suk-yeol entend surtout déréguler le marché du travail, mesure qui permettra selon lui de favoriser le plein emploi et la croissance.
Une Corée du Sud toujours plus polarisée ?
Pour mettre en œuvre ce programme, l'inexpérimenté chef de l'Etat doit désormais rassembler un pays profondément divisé. Et composer avec une Assemblée nationale qui est, elle, toujours aux mains des démocrates. "Yoon n'est pas un politicien classique, rodé aux négociations avec les partis, rappelle Gi-wook Shin. Et avec une popularité aussi faible, il ne bénéficiera pas de la traditionnelle 'période de grâce' des nouveaux présidents." Le conservateur risque donc d'être rapidement "frustré" par la résistance rencontrée, tant au Parlement que dans l'opinion publique, argue l'expert.
Celui qui a construit sa carrière de procureur sur les "tours de force" sera-t-il alors "tenté d'utiliser le pouvoir judiciaire pour s'en prendre à ses adversaires politiques" ? "Dans ce cas, on verra une polarisation encore accrue de la société coréenne, met en garde le sociologue. Yoon Suk-yeol doit prouver qu'il a les qualités d'un leader et d'un rassembleur."
Dès le jour de sa victoire, le président élu a semblé esquisser un geste en ce sens. "Pour l'instant, notre rivalité a pris fin. Nous devons nous unir pour le peuple et le pays", a-t-il lancé à l'opposition, selon The Guardian*. Un mois avant son investiture, il a également mis en pause l'un de ses projets de réforme les plus emblématiques : la suppression du ministère de l'Egalité des genres et de la Famille. Mais les féministes sont prévenues : "Le projet tient toujours."
* Les liens suivis d'un astérisque renvoient vers des contenus en anglais.
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