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Etats-Unis : diviser pour mieux régner, le pari électoral de Donald Trump face à la montée du mouvement antiraciste

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Donald Trump lors d'une rencontre avec ses partisans afro-américains à la Maison Blanche, à Washington (Etats-Unis), le 10 juin 2020. (POOL / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

A cinq mois de l'élection présidentielle, le chef d'Etat républicain mise sur la même stratégie qu'en 2016 : la division, pour galvaniser sa base électorale. Quitte à s'aliéner une partie de son propre camp.

Donald Trump espérait lancer sa campagne pour la présidentielle avec une grande "célébration". Mais elle a surtout démarré par une polémique. Le président américain a été contraint de décaler de 24 heures son premier meeting, prévu le vendredi 19 juin, date à laquelle les Afro-Américains célèbrent l'abolition de l'esclavage. En cause, le lieu du rassemblement, organisé à Tulsa. Ce bastion républicain dans l'Oklahoma est connu pour avoir été le théâtre, en 1921, de l'un des plus importants massacres de Noirs aux Etats-Unis. Une "coïncidence", selon l'équipe de Donald Trump. D'autres y voient un affront délibéré au mouvement antiraciste qui ébranle les Etats-Unis depuis la mort de George Floyd"Ce n'est pas seulement un clin d'œil aux suprémacistes blancs : il leur organise une fête", s'est émue la sénatrice démocrate Kamala Harris sur Twitter. 

Sous le feu des critiques, Donald Trump a consenti un effort. "Beaucoup de mes amis et soutiens afro-américains ont suggéré qu'on modifie la date, par respect pour ce jour férié. (...) J'ai donc décidé de décaler le meeting au samedi 20 juin", a-t-il déclaré sur Twitter. "Il a pris la mesure de l'importance de cette date pour les Noirs et a fait une concession, alors qu'il a bâti sa réputation sur son refus de faire des compromis", souligne Jean-Eric Branaa, maître de conférences à l'université Paris 2 et chercheur au centre Thucydide.

Le défenseur de "l'ordre" et de l'héritage confédéré

Donald Trump peine néanmoins à saisir l'ampleur du mouvement Black Lives Matter. En trois semaines, plusieurs centaines de manifestations* contre le racisme et les violences policières ont été organisées à travers les Etats-Unis. Des dizaines d'entreprises et de grands groupes ont affiché leur soutien aux militants*. Démocrates et républicains se sont prononcés en faveur de réformes des techniques d'intervention des forces de l'ordre

A Minneapolis, ville où George Floyd est mort asphyxié sous le genou d'un officier blanc, le conseil municipal a promis de démanteler la police locale. "La majorité des Américains sont révoltés car rien n'a été fait depuis des décennies pour réconcilier les communautés", affirme Jean-Eric Branaa, auteur de Rien ne sera plus comme avant. 1. L'Amérique au temps du coronavirus. (VA Editions).

Au lieu d'accompagner ce mouvement, Donald Trump l'ignore. Il attend que l'orage passe.

Jean-Eric Branaa, politologue

à franceinfo

"Il fait le minimum syndical", confirme Célia Belin, chercheuse invitée à la Brookings Institution de Washington et autrice de l'ouvrage Des démocrates en Amérique (Fayard-Fondation Jean-Jaurès). S'il a appelé à une enquête sur la mort de George Floyd et lancé une réforme très limitée de la police, le président a surtout copieusement critiqué les manifestants sur Twitter. En lettres majuscules, il a rappelé son attachement à "la loi et l'ordre". Puis menacé de déployer l'armée pour mettre un terme aux violences émaillant certains rassemblements.

"Quand les pillages commencent, la fusillade démarre", a-t-il écrit fin mai, dans un tweet qualifiant les militants de "voyous". La menace, à l'origine prononcée par le chef de la police de Miami durant la ségrégation, a fait l'objet d'une mise en garde par Twitter pour incitation à la violence*. Il n'a fallu que deux jours pour que l'image de Donald Trump soit à nouveau écornée. Lundi 1er juin, les forces de l'ordre ont évacué des manifestants pacifiques avec du gaz lacrymogène pour permettre au chef d'Etat de prendre la pose devant une église proche de la Maison Blanche.

Protégé par un important dispositif policier, Donald Trump se rend de la Maison Blanche à l'église Saint John, à Washington, le 1er juin 2020. (BRENDAN SMIALOWSKI / AFP)

Le président s'est aussi engagé sur le sujet sensible de l'héritage confédéré, souvent associé à l'esclavage. Lorsque l'armée a dit étudier la possibilité de renommer les bases portant le nom de généraux sudistes, le locataire de la Maison Blanche s'est offusqué*. "Donald Trump sait que les conservateurs américains se méfient de ces changements mémoriels, éclaire Célia Belin. Dans ce combat sur l'histoire des Etats-Unis, il a choisi son camp."

"Le président a rarement été si isolé"

Une position peu surprenante pour celui qui "s'est fait élire en 2016 en jouant sur les divisions du pays", estime la politologue. "Donald Trump ne change pas de stratégie : sa priorité est de galvaniser sa base électorale conservatrice et non de rassembler le pays." Il continue ainsi de nier l'idée d'un racisme systémique aux Etats-Unis, défendue par les militants du mouvement Black Lives Matter. "Nous devons travailler ensemble pour lutter contre l'intolérance et les préjugés (...), mais nous ne guérirons pas nos blessures en qualifiant, à tort, des dizaines de millions d'Américains respectables de racistes", a-t-il assuré* lors d'une table ronde sur la police à Dallas (Texas), jeudi 11 juin.

Donald Trump fait le pari que le mouvement antiraciste ne comptera pas dans cinq mois.

Célia Belin, politologue

à franceinfo

Selon Célia Belin, le milliardaire estime que la question des discriminations raciales ne sera déterminante que pour deux catégories d'électeurs : "Les Noirs, qui votent majoritairement pour les démocrates, et les suprémacistes blancs." Et Donald Trump "s'est assuré du soutien de ces derniers en continuant de critiquer les joueurs de la NFL [la ligue professionnelle de football américain] qui posent un genou à terre pour protester contre le racisme, en ne reconnaissant pas la légitimité des manifestations pacifiques et en défendant l'héritage confédéré".

La position du président s'inscrit toutefois à contre-courant d'une part importante de l'opinion publique. Selon un sondage pour le Washington Post* daté du 9 juin, 74% des Américains soutiennent les militants antiracistes. Selon une autre enquête d'opinion, menée par l'Université Monmouth*, 57% des personnes interrogées jugent "justifiée" la colère des manifestants. Au sein même de son propre parti, le discours évolue. Mitch McConnell, chef de la majorité républicaine au Sénat, a dénoncé* "les évidentes discriminations raciales qui sont montrées à la télévision depuis deux semaines". "Nous nous débattons avec le péché originel de l'Amérique", a même reconnu l'élu conservateur. Alors que le mouvement Black Lives Matter gagne de l'ampleur, "le président a rarement été si isolé, au sein de la population comme dans son propre parti", analyse le Guardian*. 

Peu de républicains osent s'attaquer à Trump

Certains républicains sont allés jusqu'à critiquer la ligne dure adoptée par le chef d'Etat face aux manifestants, rappelle le quotidien britannique. Son ex-ministre de la Défense, Jim Mattis, l'a ainsi accusé de diviser "délibérément" les Etats-Unis. Colin Powell, ancien secrétaire d'Etat de George W. Bush, et Mitt Romney, candidat républicain à la présidentielle en 2012 et seul sénateur à avoir voté pour la destitution de Donald Trump en février, ont tous deux annoncé qu'ils voteraient pour le démocrate Joe Biden le 3 novembre.

"Si la campagne du président se passait bien, ces leaders républicains n'appelleraient pas à voter contre lui, relève Célia Belin. Trump semble revenu à une situation similaire à 2016, où il faisait face à l'opposition de l'establishment du parti. En quatre ans, il n'a pas su s'intégrer au système." La plupart des responsables conservateurs, en campagne pour leur réélection, évitent toutefois d'attaquer ouvertement le président. "Donald Trump a le soutien d'une écrasante majorité des électeurs du parti. Les républicains continuent donc de se ranger derrière lui", note Jean-Eric Branaa.

Les élus conservateurs essaient de jouer sur deux tableaux : ne pas critiquer Donald Trump, pour ne pas s'aliéner les électeurs plus conservateurs, et exprimer leur sympathie envers les manifestants pacifiques, pour garder le vote des modérés.

Célia Belin, politologue

à franceinfo

Certains responsables changeront-ils de stratégie une fois l'échéance des primaires passée ? Prendront-ils le risque de lâcher le président, quitte à devenir une de ses cibles ? Peu probable, selon la spécialiste des Etats-Unis. "Donald Trump a des chances de se faire réélire, insiste Célia Belin. Il espère renouveler l'exploit de 2016, lorsqu'il avait remporté l'élection en défendant une position minoritaire."

Une campagne fragilisée

Un objectif d'autant plus difficile à atteindre que Joe Biden a, lui aussi, vu dans ces manifestations un moyen de galvaniser ses partisans. Après la mort de George Floyd, le candidat démocrate a multiplié les prises de parole en soutien aux militants antiracistes, allant jusqu'à poser un genou à terre sur le lieu d'un rassemblement contre les violences policières. Accusant Donald Trump "d'attiser les flammes de la haine", il a promis* de "chercher à guérir les blessures raciales qui meurtrissent [le] pays depuis si longtemps" s'il était élu en novembre. "Il va tout faire pour conserver cette image de candidat de l'apaisement, d'anti-Trump", note Célia Belin.

Suffisant pour battre le président sortant ? Rien n'est moins sûr. "Donald Trump va faire campagne en essayant de discréditer Joe Biden, pour éviter que ce scrutin ne se transforme en une sorte de référendum sur sa réélection", avance Célia Belin. Le locataire de la Maison Blanche va par ailleurs tenter de "faire porter la responsabilité de la crise sanitaire et économique sur d'autres, notamment la Chine, et rappeler que le pays a prospéré pendant les trois premières années de son mandat". 

Une tâche difficile, selon Jean-Eric Branaa. "La campagne de Donald Trump est fragilisée par deux crises successives : la pandémie de Covid-19 et la crise sociale autour des discriminations raciales. Deux crises que beaucoup lui reprochent d'avoir très mal gérées", détaille le spécialiste des Etats-Unis. Sans compter la parution du livre d'un ancien conseiller du milliardaire, qui le décrit comme "erratique et mal informé". "Toute la campagne du président repose désormais sur sa promesse de réussir à relever une deuxième fois l'économie, décrypte Jean-Eric Branaa. Et sur son espoir qu'il n'y ait pas de résurgence du coronavirus après son meeting à Tulsa." 

* Tous les liens signalés par un astérisque sont en anglais.

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