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Récit Printemps arabes : il y a dix ans, l'immolation de Mohamed Bouazizi déclenchait une révolution en Tunisie

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Des habitants de Kasserine portent une affiche de Mohamed Bouazizi, devant le palais du gouvernement à Tunis, le 28 janvier 2011. (FETHI BELAID / AFP)

Le 17 décembre 2010, le geste de ce marchand de fruits provoqua une vague de contestations populaires dans tout le pays et la chute du président Ben Ali. En quelques jours, la révolte s'étendra à d'autres pays arabes, mettant fin à plusieurs régimes politiques.

Comme chaque jour, Mohamed Bouazizi s'est levé aux aurores. Il doit se rendre au Grand marché de Sidi Bouzid avant les autres pour pouvoir trouver un emplacement pour sa charrette et y vendre ses fruits. A défaut de pouvoir s'acheter une camionnette, il s'est fabriqué un charriot, un simple châssis de bois équipé de deux pneus en caoutchouc. Il y a fixé quatre pilliers en bois pour y suspendre des bananes ou une bâche en cas de pluie, retrace la journaliste Lydia Chabert-Dalix*. 

Ce vendredi 17 décembre 2010, Mohamed est parti de chez lui, le quartier pauvre d'Ennour, avec au moins deux cagettes de poires, trois cagettes de pommes et sept kilos de bananes à vendre. Comme d'habitude, il s'est installé avenue Habib-Bourguiba, l'artère de la ville bordée d'eucalyptus où les voitures défilent sans arrêt. S'il a un peu de chance, il pourra récupérer quelques légumes "tombés des camionnettes" des marchands voisins.* Cela fera toujours quelques provisions à rapporter à la maison pour sa famille. Mohamed n'avait que 3 ans lorsque son père Taïeb est mort, le laissant seul pour subvenir aux besoins de sa famille.

A 26 ans, Mohamed est un travailleur clandestin. Il a arrêté ses études après le bac et n'a pas les moyens de verser des pots-de-vin à la police pour avoir l'autorisation de vendre, raconte Jeune Afrique. Régulièrement, les agents de la police municipale se servent dans sa caisse, lui confisquent sa marchandise ou sa balance. Il doit payer pour récupérer son matériel. Parfois, il doit emprunter de l'argent à des collègues pour pouvoir régler les amendes. Le jeune homme trime, mais il serre les dents, impuissant face au système.

Le contrôle de police de trop

Ce vendredi, la matinée touche à sa fin lorsque des agents municipaux en patrouille se rapprochent du charriot de Mohamed. Une nouvelle fois, ils lui confisquent son matériel et lui dressent une amende de vingt dinars tunisiens (environ 6 euros). "Quand une personne travaille pour gagner dix dinars et que la police lui met vingt dinars d'amende, ce n'est pas possible", déplore Hassnia, compagnon de marché de Mohamed*.

Le marché de Sidi Bouzid, le 28 octobre 2020. Photo d'illustration (FETHI BELAID / AFP)

"Les policiers sont arrivés et ils ont tenté de faire dégager Mohamed. Il y avait quatre hommes et deux femmes en uniforme. La police a voulu de l'argent.
Mohamed s'est énervé. Il était rouge de colère, raconte Chawki, un compagnon de marché de Mohamed*. Tous nous avons essayé de le calmer, mais il ne voulait plus rien entendre de personne." 

La police a pris sa balance. Mohamed a tenté de la récupérer, il ne voulait pas la lâcher. C'est à cet instant que la femme l'a giflé.

Chawki, témoin

dans "Bouazizi. Une vie, une enquête"

La policière Fayda Hamdi nie tout geste brutal. Contactée par franceinfo, son avocate livre sa version des faits : "Elle lui a dit qu'il était interdit d'avoir un étal place des Martyres, à proximité de la mosquée. Un autre marchand qui était là avec son chariot a quitté les lieux". Selon Me Nasri Basma, Mohamed Bouazizi refuse alors de laisser sa marchandise, sa caisse et sa balance.

Le marchand a pris la policière par son uniforme (...) il essayé de lui arracher la balance des mains. Fayda a eu une blessure à la main droite. Elle a appelé du renfort avec un talkie-walkie.

Nasri Basma, avocate de la policière

à franceinfo

"Nous ne faisions qu'appliquer la loi et Bouazizi refusait de payer son droit de vente (...) Il n'avait aucunement le droit de vendre sans régler cette autorisation. Et tout ce que vous entendrez disant qu'il était racketté est un tissu de mensonges !", dénonce un policier de Sidi Bouzid*.

"Personne ne m'entend ici"

Privé de marchandises, Mohamed décide de se rendre auprès des autorités de la ville pour dénoncer son contrôle et récupérer son matériel. Quelques marchands l'accompagnent, révoltés comme lui par cette énième intervention. "Mohamed s'est rendu à la mairie, il a été repoussé. Il s'est dirigé vers le siège du gouvernorat [équivalent d'une préfecture en France]. Le garde de la porte l'a empêché d'entrer. Nous le suivions en tentant de le calmer. Par trois fois il s'est présenté à la porte. Par trois fois, il a été bousculé", décrit l'un d'entre eux à la journaliste Lydia Chabert-Dalix. "A un moment il a dit, je crois, 'personne ne m'entend ici'." 

Excédé par les portes closes et l'impossibilité d'être entendu, Mohamed se dirige vers un kiosque situé près du gouvernorat. Il y achète un bidon d'essence de térébenthine, décrit Libération. Sous les yeux des "taxistes" (nom donné aux chauffeurs de taxis) qui attendent leurs clients à l'ombre des arbres, des passants et de ses camarades marchands qui l'accompagnent, il s'asperge du liquide et craque une allumette, ou allume un briquet, selon les témoignages. "Je n'ai pas réalisé tout de suite. Il a récité la Chahada [profession de foi islamique] (...) Et c'est quand j'ai vu son briquet que j'ai compris", décrit un témoin. 

Je me trouvais à une vingtaine de mètres. Il y eut un cri, sa main levée au ciel.

un témoin de l'immolation

dans "Bouazizi. Une vie, une enquête"

Sidérés, pris au dépourvu, des passants tentent d'éteindre les flammes avec leurs vêtements. Une femme prête son caftan pour envelopper l'homme en feu. Mais trop tard, les mains, les jambes et le visage de Mohamed sont déjà calcinés. Il est transporté à l'hôpital de Sidi Bouzid vers 11h30*, puis est transféré à Sfax, deuxième ville et centre économique de Tunisie, située à quelque 130 km de Sidi Bouzid, sur la côté méditerranéenne. Puis, il est finalement transporté au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, près de Tunis.

La rumeur de la gifle

A Sidi Bouzid, la stupeur se répand. Mohamed Bouazizi, celui que les vendeurs du Grand marché connaissent depuis qu'il est enfant, celui qui avait l'habitude de ramasser avec son frère les fruits trop noircis dont les marchands ne voulaient plus*, s'est immolé par le feu. Sa famille pointe la responsabilité des autorités, l'humiliation, un harcèlement de la police envers les marchands. "Ce n’était pas la première fois qu’on saisissait sa marchandise, mais se faire gifler par une femme, en pleine rue, ça l'a brûlé à l’intérieur", assure sa mère Manoubia Bouazizi à Libération. "C'est le refus de voir sa dignité bafouée qui l'a conduit à s'immoler", estime-t-elle auprès de RFI.

Manoubia Bouazizi, la mère de Mohamed Bouazizi, à Sidi Bouzid, le 8 mars 2011. (GIORGOS MOUTAFIS/AP/SIPA)

"Il n’en pouvait plus d’être racketté par les policiers municipaux", décrit à Libération Samia Bouazizi, l'une des sœurs de Mohamed Bouazizi. "Ici, à Sidi Bouzid, il n'y a personne pour nous écouter. Ils marchent à la corruption et ne travaillent que pour leurs intérêts", accuse Leila Bouazizi, une autre sœur*. La gifle devient le symbole de l'humiliation de trop. Aucun témoin n'est certain d'avoir vu la policière donner le soufflet, mais la rumeur se répand. Lamine al-Bouazizi (sans lien de parenté avec Mohamed), responsable syndical, veut faire de cette immolation, l'étincelle de la révolte, quitte à réécrire l'histoire.

Ce qui nous intéresse à ce moment précis ce n’est pas de déterminer le vrai du faux, mais de prendre ces informations et de les utiliser à outrance pour remplir les gens de colère.

Lamine al-Bouazizi, syndicaliste

à TV5 Monde

"On a tout inventé moins d’une heure après sa mort. On a dit qu’il était diplômé chômeur pour toucher ce public, alors qu’il n’avait que le niveau bac, précisera-t-il plus tard à Libération. Pour faire bouger ceux qui ne sont pas éduqués, on a inventé la claque de Fayda Hamdi [la policière]. Ici, c’est une région rurale et traditionnelle, ça choque les gens."

"Dignité, travail, liberté"

Le geste de Mohamed Bouazizi arrive dans un contexte précis. Depuis des années, la population tunisienne dénonce la corruption du régime de Ben Ali, président depuis 1987. Les inégalités régionales, sociales et économiques sont criantes. Le taux de chômage parmi les 18-29 ans est de 45% dans la région de Sidi Bouzid. Le taux de pauvreté y atteint 12,8%, pour une moyenne nationale de 3,8%, indique l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain.

Mohamed n'est d'ailleurs pas le premier à mettre sa vie en jeu pour dénoncer ce système. Dix mois plus tôt, à Monastir, Abdessalem Trimech, un jeune vendeur de bricks, s'est immolé par le feu après que la police lui eut confisqué sa marchandises, rappelle la revue Confluences MéditerranéeDeux ans plus tôt, à Gafsa, région riche en phosphate, des manifestants ont été durement réprimés lors de la "révolte du bassin minier". Ils protestaient notamment contre l'embauche dans les mines d'hommes proches du pouvoir*. 

Des habitants de la région de Sidi Bouzid manifestent devant le palais du gouvernement à Tunis, le 23 janvier 2011. (FETHI BELAID / AFP)

L'immolation de Mohamed Bouazizi est-elle la goutte de trop ? Le lendemain, des habitants, syndicats, leaders locaux se rassemblent spontanément dans les rues de Sidi Bouzid. Une foule, essentiellement composée d'hommes, défile dans les rues pour crier sa colère. "Il n'y a pas d’emplois, l’agriculture va mal. Le seul secteur qui embauche, c’est l'administration. Mais pour y entrer, il faut un piston au RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali]", dénonce à Libération un syndicaliste de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Tout le monde s'est identifié à Bouazizi (...) Ce n'était pas une grève, mais bien plus une explosion de colère.

Moncef Salhi, syndicaliste

à "Libération"

Le slogan "Dignité, travail, liberté", scandé par les mineurs de Gafsa, est repris à Sidi Bouzid. Grâce aux réseaux sociaux, l'information circule en temps réel. Très vite, la contestation s'étend à Sfax, Meknassy, Menzel Bouzaiane... Dans cette dernière ville, la Garde nationale tire sur la foule. Deux personnes meurent, rapporte Jeune AfriqueLe 22 décembre, lors d'une manifestation, un homme de 24 ans grimpe sur un poteau électrique à Sidi Bouzid. Selon un syndicaliste, il crie qu'il ne veut "plus de misère, plus de chômage". Il meurt électrocuté sous les yeux de la foule. Le 27 décembre, la révolte atteint Tunis, la capitale.

Ben Ali fuit la Tunisie

Face au soulèvement, le président Ben Ali dénonce une "instrumentalisation politique de certaines parties [qui manifestent]", mais assure comprendre "les circonstances et les facteurs psychologiques" qui ont mené au geste de Mohamed Bouazizi. Le 28 décembre, lors d'une opération de communication, il se rend au chevet du marchand à l'hôpital. Une photo du président entouré de soignants est prise devant le corps recouvert de bandages de Mohamed Bouazizi.

L'ancien président tunisien Ben Ali rend visite à Mohamed Bouazizi à Tunis, le 28 décembre 2010. (HASSENE DRIDI/AP/SIPA)

Le président annonce le limogeage du gouverneur de Sidi Bouzid. La policière accusée d'avoir giflé le marchand est placée en détention provisoire. Elle bénéficiera d'un non-lieu en avril 2011, après avoir passé quatre mois en prison et entamé une grève de la faim pour bénéficier d'un procès, détaille TV5 Monde.

Le 4 janvier, Mohamed Bouazizi succombe à ses brûlures. Des milliers de personnes assistent à ses funérailles et défilent derrière son cercueil dans les rues de Sidi Bouzid. "Il y avait plus d'hommes et de femmes que pour la mort de notre président Bourguiba", décrit son frère Salem Bouazizi*. Le 14 janvier, acculé par le soulèvement qui s'étend désormais à tout le pays, Ben Ali fuit le palais de Carthage et s'envole pour l'Arabie saoudite. C'est la fin d'un régime accusé de torture, de corruption, de détournement de fonds installé depuis vingt-trois ans.

"On ne peut pas dire qu'on s'attendait à une révolution !", s'étonne Radhia Nasraoui, avocate tunisienne et militante des droits de l'homme*. "D'une contestation sociale, nous sommes passés à une contestation politique." En quelques jours, la révolution tunisienne s'étend à la Jordanie, l'Egypte, le Yémen, la Libye... donnant naissance aux printemps arabes. Dix ans plus tard, la lutte n'est pas terminée. Les manifestations et les inégalités perdurent en Tunisie. Pour Leïla Bouazizi, sœur de Mohamed Bouazizi, "ça prendra peut-être plus de dix ans : il faut que les jeunes continuent à manifester, à parler, pour obtenir leurs droits."

* Source : Bouazizi. Une vie, une enquête (Cérès, 2012)

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