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Mohamed Bouazizi, l'immolation qui a déclenché le printemps arabe

Le 17 décembre 2010, ce jeune marchand de fruits et légumes s'immole par le feu à Sidi Bouzid, en Tunisie.

Article rédigé par Nora Bouazzouni
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Bessema Bouazizi tient une photo de son demi-frère Mohamed Bouazizi, à son domicile de Sidi Bouzid (Tunisie), le 6 février 2011. (LOUAFI LARBI/REUTERS)

"Ce matin-là, il ne voulait rien entendre. Il était tellement en colère", se rappelle Fayda Hamdi, agent de police à Sidi Bouzid. Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur de fruits et légumes tunisien se voit confisquer sa marchandise par des policiers. Ce n'est pas la première fois : c'est celle de trop. Mohamed Bouazizi, 26 ans, s'immole par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid.

Trois ans après, francetv info, partenaire du webdocumentaire Le Grand Incendie, qui s'intéresse à la cinquantaine de personnes qui se sont immolées en France depuis 2011revient sur cet acte déclencheur du printemps arabe.

Un jeune chômeur sans perspectives

Mohamed Bouazizi est un jeune homme souriant, paisible, travailleur. "Un bon fils, un garçon très fier même s'il était très pauvre", raconte sa mère, que RFI a rencontrée. Il s'appelle Tarek en fait, mais sa famille utilise le prénom Mohamed pour le distinguer d'un homonyme. Il grandit à Sidi Bouzid, ville agricole de 40 000 habitants, entouré de six frères et sœurs. Son père meurt lorsqu'il a trois ans et sa mère se remarie avec son beau-frère, comme c'est souvent le cas dans les régions rurales du Maghreb.

Mais c'est Mohamed qui devient "l'homme de la famille". A 14 ans, il alterne les cours et les boulots de maçonnerie. Mais avec huit autres bouches à nourrir, le jeune homme, qui rêve de s'installer à Sfax, la deuxième ville du pays, n'a pas les moyens de ses ambitions. Il sait que sa famille compte sur ses seuls revenus et que faire de longues études n'est pas envisageable. Il quitte le lycée en terminale et s'inscrit dans une association de jeunes chômeurs. On ne lui propose aucun emploi. Alors, à 19 ans, comme beaucoup d'autres jeunes Tunisiens, il devient vendeur ambulant de fruits et légumes. Faute de mieux, faute d'autre chose.

Mais "Mohamed est un travailleur clandestin, il n'a pas les moyens de verser des pots-de-vin pour obtenir [l']autorisation" de vendre sa marchandise, écrit Jeune Afrique. Alors, la police se sert régulièrement dans sa caisse, confisque ses fruits, légumes et sa balance. Plutôt que de lui demander de se déplacer, elle lui colle une amende. Mohamed Bouazizi serre les dents. Jusqu'à ce jour, le 17 décembre 2010.

"Ici, le pauvre n'a pas le droit de vivre"

"La veille, je lui avais déjà demandé de partir et il s'était exécuté, témoigne Fayda Hamdi dans LibérationMais ce matin-là, il ne voulait rien entendre. Il était tellement en colère qu'il m'a crié dessus et tordu le doigt. Il a aussi voulu arracher les épaulettes de mon uniforme." D'aucuns affirment que la policière l'a même giflé.

Humilié une fois de plus, Mohamed Bouazizi se rend au siège du gouvernorat pour réclamer des explications. Pourquoi ne lui délivre-t-on pas cette fichue autorisation ? Pourquoi l'empêche-t-on de travailler ? "Ici, le pauvre n'a pas le droit de vivre", avait-il confié, un mois auparavant, à sa sœur Leïla, rapporte Jeune Afrique.

Mais à la préfecture, personne ne daigne le recevoir – on l'en expulse manu militari. Quelque chose en Mohamed Bouazizi se brise. Il s'asperge d'essence, craque une allumette, s'immole devant l'administration. Il meurt de ses blessures deux semaines plus tard, le 4 janvier 2011, dans un hôpital près de Tunis.

"Un refus total de la dictature"

Qu'est-ce qui a déclenché ce geste ? Deux mois après son suicide, la mère du jeune homme, Mannoubia Bouazizi, estime sur RFI que "son acte est un geste de refus. Il a été frappé, insulté par cette femme, l'agent municipal, devant tout le monde. C'est ça qui l'a blessé. (...) C'est le refus de voir sa dignité bafouée qui l'a conduit à s'immoler."

Un homme giflé par une femme en pleine rue représente une véritable humiliation en Tunisie, surtout dans le village rural qu'est Sidi Bouzid. Une scène impensable, estime son ancien supérieur hiérarchique dans Libération "Elle n'aurait jamais pu gifler un homme dans la rue. Si elle avait fait ça, la foule l'aurait lynchée." Un militant interrogé par le quotidien confirme avoir "tout inventé moins d'une heure après [la] mort" de Mohamed Bouazizi. "Pour faire bouger ceux qui ne sont pas éduqués, on a inventé la claque de Fayda Hamdi. Ici, c'est une région rurale et traditionnelle, alors ça choque les gens", raconte Lamine al-Bouazizi.

Manifestation à Tunis (Tunisie), le 27 décembre 2010, en soutien aux habitants de Sidi Bouzid, où Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu dix jours plus tôt. (MAKOUKA/SIPA)

Cette rumeur de gifle permet aux opposants au régime de rallier un plus grand nombre de Tunisiens à leur cause. Car la police symbolise la dictature du président Ben Ali, au pouvoir en Tunisie depuis vingt-trois ans. Et le suicide de son fils, explique encore Mannoubia Bouazizi, "implique un refus total de la dictature". Cette claque, au fond, les Tunisiens la subissent au quotidien. La gifle symbolise un système qui les ignore ou les réprime.

Un sacrifice qui déclenche le printemps arabe

L'immolation de Mohamed Bouazizi n'est pas la première en Tunisie, mais celle de trop. La population est à cran, à commencer par les jeunes qui, même qualifiés, diplômés, ne trouvent pas de travail. Le ras-le-bol devient une contestation qui se propage à travers le pays, jusqu'à atteindre la capitale, le 27 décembre. Des milliers de gens assistent à l'enterrement de Mohamed Bouazizi, le 5 janvier, et défilent derrière son cercueil. Dans le monde arabe, des dizaines de jeunes suivront son "exemple" et s'immoleront après lui. Le 14, moins d'un mois après le suicide du jeune vendeur ambulant, le président Zine el-Abidine Ben Ali fuit le pays. Le régime tunisien s'effondre. C'est le début du printemps arabe qui gagne ensuite l'Egypte, la Libye, puis la Syrie.

Mais l'icône de la révolution tunisienne ne le reste pas longtemps. Six mois après l'immolation de Mohamed Bouazizi, son portrait, qui ornait la statue sur la place principale de Sidi Bouzid, a été décroché. Et sa famille, accusée de s'être enrichie après sa mort, a dû quitter la ville. "Tout le monde continue de rendre hommage à l'acte fondateur de Bouazizi, conclut Libération, mais les militants politiques locaux commencent à en avoir assez du culte qui l'entoure, comme s'il avait fait la révolution à lui tout seul."

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