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Juifs d’Algérie: Berlin va payer pour les persécutions françaises des années 40
Pour la première fois, des indemnités vont être versées par l’Allemagne à des juifs d’Algérie persécutés par Vichy, a-t-on appris le 5 février 2018. Pourquoi l’Allemagne alors que les persécutions ont été organisées par l’Etat français? Et pourquoi cette indemnisation intervient-elle plus de 70 ans après les faits? Des questions auxquelles tente de répondre l’enquête de Géopolis Afrique.
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«Mon grand-père était propriétaire de biens, notamment un cinéma, à Khenchela, dans les Aurès. Ses biens ont été confisqués par un Français de souche. Il est mort de chagrin en 1945», se souvient l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie. «Même si certains se sont vu restituer leurs biens, il n’y a pas eu d’indemnisation particulière de la part de la France», ajoute-t-il.
L’historien rappelle qu’«il n’y a pas eu de shoah en Algérie»: jusqu’au débarquement américain (novembre 1942), le pays, alors colonie française, fut géré par l’administration de Vichy. Contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie, pays occupé par les nazis entre novembre 1942 et mai 1943. Dès octobre 1940, le gouvernement de Pétain avait institué un «statut des juifs».
Dans son article 9, ce texte stipule qu'il «est applicable à l’Algérie, aux colonies, pays de protectorat et territoires sous mandat». Les mêmes mesures de discrimination et de spoliation ont donc été appliquées des deux côtés de la Méditerranée. A titre d’exemple en Algérie, plusieurs milliers d'élèves juifs (sur une population globale d'environ 110.000-130.000 personnes) ont ainsi été exclus des écoles à la rentrée de 1941.
Mais en Algérie, Vichy a en outre abrogé le décret Crémieux de 1870, qui avait accordé la nationalité française aux juifs de la colonie française. Leurs descendants furent ainsi déchus de leur nationalité. «Y compris mon grand-père qui avait perdu un bras en 1914», raconte Benjamin Stora. Certains «furent enfermés dans des camps, avec des anarchistes, des messalistes…», poursuit-il.
Le rôle de Claims Conference
Désormais, les victimes de ces persécutions vont donc pouvoir être indemnisées. Ces indemnisations seront payées par l’Allemagne et versées par la Conference on Jewish Material Claims Against Germany, appelée communément Claims Conference. Cette organisation, dont le siège est à New York (avec des antennes en Europe et en Israël), a été créée en 1951 par de grandes organisations juives (le Conseil représentatif des institutions juives de France est membre de son conseil d’administration).
Objectif : «Négocier avec l’Allemagne les indemnités à verser aux survivants de l’Holocauste», rappelle l’un de ses représentants, Rüdiger Mahlo. Des négociations qui se poursuivent aujourd’hui. «Depuis notre premier accord avec l’Allemagne de l’Ouest en 1952, 800.000 victimes de l’Holocauste ont reçu plus de 70 milliards de dollars», précise le site de l’organisation. Une organisation dont la gestion a parfois été décriée et a fait l’objet d’un scandale en 2001. «Nous l’avons nous-même découvert et il n’a pas eu de conséquence pour les personnes indemnisées», insiste Rüdiger Mahlo.
Aujourd’hui, Claims Conference administre plusieurs types de fonds, dont un fond dit Hardship, qui est désormais étendu aux juifs d’Algérie. Les victimes reconnues «toucheront une somme unique de 2556,46 euros», précise son représentant. Elles devront avoir vécu sur place entre juillet 1940 (occupation de la France par l’Allemagne) et novembre 1942 (débarquement américano-britannique en Afrique du Nord). Elles devront aussi notamment pouvoir prouver qu’elles «ont été privées de liberté», qu’elles ont fait l’objet d’un «enregistrement obligatoire», qu’elles ont «porté l’étoile jaune». Selon Claims, 25.000 survivants, nés avant 1942, pourraient être concernés. Chiffre que les autorités allemandes estiment plutôt à 30.000: 25.000 personnes vivant en France, 5000 ailleurs (surtout en Israël).
Départements français
A partir de là, une question se pose: pourquoi l’Allemagne doit-elle payer pour des persécutions perpétrées par Vichy, à la botte du régime nazi? A ce niveau, le problème est apparemment d’ordre juridique. «Dans le passé, l’Allemagne a accepté de payer pour des victimes juives de la zone libre, sous administration de Vichy. Il était normal que cette disposition soit étendue à l’Algérie, alors divisée en (trois, NDLR) départements français», répond Rüdiger Mahlo.
Pourtant, le 16 juillet 1995, par la voix du président Jacques Chirac, la République française a pour la première fois reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la persécution des juifs sous le régime de Vichy: «Ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français», déclarait-il alors.
A partir de là, par décret en date du 10 septembre 1999, a été créée une Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation (CIVS), qui dépend du Premier ministre. «Le décret prévoit l’indemnisation des préjudices matériels (notamment pour des biens culturels comme des tableaux), bancaires et financiers. Il ne prévoit pas celle des préjudices moraux, contrairement au fonds Hardship», expliquent Michel Jeannoutot et Jérôme Benezech, respectivement président et directeur de la CIVS.
Les deux dispositifs d’aide interviennent donc sur deux créneaux différents. «En ce qui la concerne, la CIVS a traité en tout, depuis 1999, 30.000 dossiers pour des versements d’un montant global de 520 millions d’euros», observe son directeur. Il n’y a pas de limitation dans le temps pour faire une demande. De plus, le dispositif s’applique quelle que soit la nationalité des requérants.
Plus précisément, qu’en est-il pour les juifs d’Algérie? La Commission dit n’avoir, jusque-là, traité qu’«une dizaine de dossiers». Une dizaine, sur 25.000-30.000 «cas» potentiels? Il faut préciser que la CIVS ne peut s’autosaisir: elle doit l’être par les victimes ou leurs descendants. Reste à comprendre pourquoi elle l’a été si peu par les personnes concernées.
«L’intégralité du dispositif français leur est ouvert. Mais il est possible que les personnes qui y ont droit n’en connaissent pas l’existence. Nous nous devons de faire des efforts pour nous faire connaître», note Michel Jeannoutot. Et de préciser: «Les victimes ne parlent pas toujours à leur entourage d’un sujet très douloureux pour elles.» Les proches ignorent ainsi parfois tout des souffrances subies par leurs parents.
Pas à pas
Reste aussi à comprendre pourquoi il a fallu près de trois quarts de siècle pour commencer à verser des dédommagements. «Le sujet des juifs d’Algérie a été l’objet de négociations pendant au moins cinq ans», observe-t-on au Claims. «Le contexte historique particulier de la question exigeait des discussions plus longues» que pour d’autres dossiers, explique-t-on du côté du gouvernement allemand, qui ne semble guère avoir envie d’aborder le sujet avec un journaliste étranger… On évoque à mi-mot les problèmes franco-français, et la difficulté de Paris de reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la persécution des juifs. En clair le poids de l’Histoire.
Mais pour l’Allemagne, on sent que les choses ne sont pas simples non plus. Le poids de l’Histoire, là encore… Certes, sous la pression des Etats-Unis et du Royaume Uni, ce qui était alors l’Allemagne de l’Ouest a signé dès 1952 des accords qui ont mis en marche les premières indemnisations pour les victimes de l’Holocauste. De son côté, la RDA, se considérant comme une «vraie nouvelle Allemagne», avait institué «un mur de silence» sur la question de l’indemnisation.
Par la suite, le gouvernement de la RFA «a toujours procédé pas à pas», raconte un observateur averti. Par exemple, dans le passé, il a ainsi accepté de payer pour des personnes qui avaient séjourné pendant 18 mois dans des ghettos. Tout en refusant pour ceux qui n’y étaient restés que 12 mois. Une manière de ralentir le processus? Notre interlocuteur ne va pas jusque-là… Mais quoiqu’il en soit, les choses ont pu évoluer grâce aux négociations avec le Claims. Dans le même temps, notre observateur rapporte que l’attitude de l’Allemagne s’explique aussi par la volonté de savoir où elle va financièrement. Mais elle peut aussi être motivée par la peur des réactions de son opinion. Du genre: «Il faut toujours payer pour les mêmes choses»…
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