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Afrique du Sud: quand l’horreur de l’apartheid revient au premier plan
La justice sud-africaine a rouvert en juin 2017 une enquête sur le décès du militant communiste Ahmed Timol, retrouvé mort en octobre 1971 sous les fenêtres du QG de la police à Johannesburg. Dans ce cadre, des auditions publiques, qui se poursuivent en juillet, replongent le pays dans les heures sombres de l’apartheid. Et prolongent le travail de la Commission vérité et réconciliation (TRC).
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«L’affaire Timol fait revivre l’horreur», titre l’hebdomadaire sud-africain Mail & Guardian. L’horreur du régime raciste de l’apartheid et de la répression menée contre les adversaires du pouvoir blanc.
Ahmed Timol, 29 ans au moment de sa mort, était de ceux-là. Il était à la fois membre du Parti communiste d’Afrique du Sud (SACP) et du Congrès National Africain (ANC), la formation de Nelson Mandela. Selon l’enquête officielle de l’époque, il s’est suicidé en se jetant du haut du 10e étage du bâtiment du John Vorster Square à Johannesburg, aujourd’hui quartier général de la police de la ville. L’étage où il était de notoriété publique que les enquêteurs de la direction générale de la Sécurité torturaient les prisonniers politiques…
«Little Hitler»
Salim Essop, ami d'Ahmed Timol, a été arrêté en même temps que lui. Le 24 juillet 2017, cet ami a raconté devant la Haute cour de Prétoria les sévices dont il a lui-même été victime. On l’a frappé au visage et à l’estomac. On lui arraché des touffes de cheveux. Il a été torturé à l’électricité. Il est resté debout jour et nuit «pendant presque quatre jours», «privé de sommeil et de repos».
Essop a pu apercevoir son ami «la tête couverte d’une cagoule», encadré par deux policiers. «Il ne marchait pas d’une manière normale. Il traînait des pieds. Il n’était pas en forme». Un témoignage répété le 25 juillet devant la presse et un juge, dans le même QG de la police à Johannesburg.
Le 26 juillet, un médecin légiste, le Dr Shakeera Holland, a expliqué devant la cour que «les multiples blessures» sur le corps d'Ahmed Timol «ne peuvent pas être imputées à une chute en hauteur» et «indiquent que le défunt a été brutalisé pendant sa garde à vue.» Autant d’éléments remettant en cause la thèse du suicide.
«La torture faisait partie du quotidien» au QG de la police, a confirmé devant le tribunal un ancien policier, Paul Erasmus. Il a reconnu avoir lui-même «torturé un paquet de gens». Et il a détaillé les sévices infligés aux détenus. Comme à cet homme dont les testicules ont été «écrasés comme du poivre». Radio Moscou était le surnom donné à des électrochocs si puissants que «peu pouvaient les supporter».
Lors de l’audition de l’ex-fonctionnaire planait l’ombre de «Little Hitler», surnom donné au colonel Arthur Benoni Crowright, le patron des enquêtes. C’était un «fou total», s’est-il souvenu.
«Fake news»
Paul Erasmus a aussi raconté devant le tribunal comment le régime de l’apartheid s’y prenait pour camoufler les crimes de ses forces de l’ordre. Il s’agissait de mener un intense travail de désinformation avec l’aide de médecins et de magistrats.
Son rôle personnel? Contribuer à «faire croire au monde que l'ANC était une bande de brutes», a raconté le sexagénaire au tribunal de Pretoria. En clair: de répandre ce qu’«aujourd'hui, on appellerait (…) des fake news» sur les opposants... Paul Erasmus, resté 17 ans dans la police, se vante aussi de sa capacité à «contrefaire n'importe quoi» pour alimenter la propagande. «Je me suis entraîné pendant des heures à imiter la signature de Desmond Tutu», célèbre archevêque anglican et prix Nobel de la paix, qui luttait contre l'apartheid, affirme-t-il.
Amnistie
Paul Erasmus a été entendu à la demande de la famille d'Ahmed Timol. Pour ce faire, il a obtenu de la part de la Commission vérité et réconciliation (TRC), dont les travaux ont révélé de 1996 à 1998 l’ampleur des horreurs de l’apartheid, une amnistie pour la plupart de ses crimes. L’ancien fonctionnaire avait ainsi «demandé l’amnistie pour 526 infractions pénales», rapporte Mail & Guardian. En échange d’aveux complets de leurs crimes, d’anciens policiers, militaires et responsables politiques peuvent en effet obtenir un arrêt des poursuites qui les visent.
Avant d’en arriver à cette nouvelle enquête, la famille a dû mener une bataille longue de plus de deux décennies. L’affaire a pu être relancée «grâce notamment au témoignage de Salim Essop», souligne RFI.
Le concept de la TRC a ainsi peut-être montré ses limites, estiment certains observateurs. Même si près de 20.000 victimes sont venues témoigner devant la Commission, sur plus de 300 affaires, «moins de cinq (…) ont fait l’objet de poursuites», rappelle RFI.
Prolonger le travail de la Commission vérité et réconciliation
Avec la réouverture de l'affaire Timol, «on assiste à une seconde vague de témoignages après (ceux de) la TRC», se réjouit Marjorie Jobson, représentante de l'association Khulumani qui vient en aide aux victimes de l'apartheid. «La vérité éclate», lance-t-elle, émue. «La TRC avait le désir de regarder vers l'avenir, pas vers le passé. Cela n'a pas donné satisfaction à ceux qui avaient été impliqués dans les actions contre le régime», constate George Bizos, avocat des droits de l'Homme, interrogé par l'AFP. Selon lui, l'affaire Timol pourrait amener à faire enfin la lumière sur d'autres affaires sombres de l'apartheid.
«La poursuite de l’enquête (sur Ahmed Timol) va permettre d’attirer l’attention sur les souffrances récurrentes de la société, dont certaines ont disparu des mémoires. Au sein de cette société, certains, particulièrement les jeunes, n’ont pas toujours été confrontés à des récits aussi violents», observe le journal sud-africain en ligne Daily Maverick. Et de poursuivre: «Un pays nouveau est né en 1994. Mais les mécanismes qui le font fonctionner sont un héritage du passé. L’Afrique du Sud porte des blessures dont on ignore souvent les détails purulents. Malgré les progrès relatifs accomplis dans ce pays, ces blessures sont toujours là. Elles se sont infectées.»
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