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"Les Anonymes" de Mutiganda wa Nkunda : "Ce film est mon histoire et celle d’autres jeunes qui se battent pour survivre à Kigali"

Le scénario du premier film du cinéaste rwandais a été primé à la 27e édition du Fespaco qui s'est tenu du 16 au 23 octobre 2021, à Ouagadougou, au Burkina Faso. 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
 Le cinéaste rwandais Mutiganda wa Nkunda, le 22 octobre 2021, après la projection de son film "Les Anonymes" à l'Institut français de Ouagadougou, au Burkina Faso, pendant la 27e édition du Fespaco où son film comptait parmi les 17 films en lice pour l'Etalon d'or du Yennenga. (FG/FRANCEINFO)

Mutiganda wa Nkunda, 32 ans, se définit d’abord comme un cinéphile qui "mange" et "boit des films comme de l’eau". Son intérêt pour le cinéma se manifeste très tôt. Après avoir vu beaucoup de films hollywoodiens ou de karaté narrés en kinyarwanda dans les cinémas de fortune de la ville de Kigali, la capitale rwandaise où il a grandi, il découvre à 12 ans le film indien, Disco Dancer (1982). L’histoire du héros et de sa mère, ostracisés par la société, lui rappelle son propre parcours. Celui du benjamin d’une famille de 9 enfants élevés par une mère que le génocide a rendue veuve. "Je ferai des films pour raconter l’histoire de ma mère et moi", se promet-il à l’époque. Pour Mutiganda wa Nkunda, le cinéma ne se réduira plus jamais à un simple divertissement. Cette quête de sens sur les écrans sera davantage nourrie par son appétit pour le néoréalisme italien (un cinéma d’après-guerre qui rompt avec la légèreté de l’époque précédente). A l'instar de ses maîtres à penser que sont le Suédois Ingmar Bergman, l’Américain Martin Scorcese, l’Italien Vittorio De Sica, le Britannique Ken Loach, l’Iranien Abbas Kiarostami, le Taïwanais Hou Hsiao hsien ou encore le Sénégalais Ousmane Sembène, il veut faire des films à "(sa) manière", insiste le jeune homme qui revendique son statut de cinéaste autodidacte. Après avoir obtenu son diplôme en agriculture, il se tourne vers la critique de cinéma en 2013. Un métier qu’il quittera pour se consacrer à la réalisation. Le cinéaste rwandais signe son premier court métrage en 2014.

Nous avons rencontré Mutiganda wa Nkunda à la veille de la proclamation du palmarès de la 27e édition du Fespaco dont l’Etalon d’or du Yennenga été décerné à La Femme du fossoyeur de Khadar Ayderus Ahmed. Son film, Les Anonymes (Nameless), est reparti avec le prix du scénario dont il est l'auteur. Ce huis clos, parfaitement calibré par son metteur en scène, est la tragique descente aux enfers d'un couple de jeunes rwandais amoureux mais qui vont se déchirer à cause des difficultés financières.    

Franceinfo Afrique : Votre film est tiré d’une histoire vraie. Comment en avez-vous eu vent ?  

Mutiganda wa Nkunda : En 2011, j'apprenais par les journaux qu’un homme prénommé Philibert avait tué sa femme à la machette à la suite d’une dispute à propos de 5 000 francs rwandais (5 euros) que sa compagne aurait mal utilisés. J'ai réalisé que cet homme et moi avions fréquenté le même lycée. Je l’avais même rencontré quelques mois avant le drame et il travaillait comme agent de sécurité. Il était enseignant de formation mais il ne trouvait pas d'emploi dans son domaine. Cette histoire m’est restée dans la tête et en août 2017, je regardais ce film britannique de Ken Loach, Cathy comes Home (1966). C’est l'histoire d’un couple SDF qui se bat pour survivre à Londres dans les années 60. Après avoir vu le film, j’ai imaginé ces personnages à Kigali et l’histoire de mon ami m’est revenue. J'ai alors décidé d'en faire un film dont j'ai écrit le premier jet du scénario ce jour-là.  J’ai ensuite appelé mes amis, mes collaborateurs et je leur ai annoncé que je commencerais le tournage de ce film, mon premier long métrage de fiction, le jour de mon anniversaire, le 18 octobre. C’est le meilleur cadeau que l’on pouvait me faire. Je n’avais pas d’argent. Pas l’expérience : j’avais seulement fait des courts métrages et travaillé sur des séries au Rwanda. J’avais vraiment peur de ne pas y arriver. Le troisième jour du tournage, et c’est la première fois que je le dis, j’ai d'ailleurs commencé à saigner du nez à cause du stress. J’ai lancé à l’équipe qu’on arrêtait mais tout le monde m’a encouragé à continuer parce que c’était une histoire qui méritait d’être racontée. Nous avons ainsi commencé le tournage le 18 octobre 2017 et il a duré neuf jours.

Bande-annonce du film "Les Anonymes" (Nameless) de Mutiganda wa Nkunda, prix du scénario à la 27e édition du Fespaco.
Bande-annonce du film "Les Anonymes" (Nameless) Bande-annonce du film "Les Anonymes" (Nameless) de Mutiganda wa Nkunda, prix du scénario à la 27e édition du Fespaco. (ORANGE STUDIO)

Comment êtes-vous parvenus à achever ce film alors que vous n’aviez pas les ressources nécessaires ?

J’ai commencé à monter sans savoir ce que j’allais faire du produit final qui m’a plu. J’étais tellement content du résultat et excité que je n’en ai pas dormi. Je me suis alors mis à envoyer des courriers tous azimuts à ceux que je connaissais dans l’industrie du cinéma. Personne ne m’a répondu. Je me suis alors tourné vers les ateliers, dont celui des JCC (Journées cinématographiques de Carthage) et Azza Chaabouni la directrice de l'atelier Takmil de post-production a aimé le premier montage et l’a sélectionné. L’un des jurés de Takmil l’a aussi aimé et l’a coproduit et m’a ensuite mis en contact avec Orange Studio qui l’a coproduit et acheté les droits de distribution.

Pour le scénario de ce film, vous vous êtes livré à un exercice assez particulier. Pourquoi cette démarche ?

Je ne voulais pas écrire le script parce que je voulais préserver l’originalité de cette histoire. J’avais peur de mettre des idées à moi dans une histoire qui ne m’appartenait pas. J’ai produit un document de 20 pages que j’ai envoyé à mes comédiens en leur disant que les protagonistes de cette histoire étaient leurs voisins ou des amis. Je leur ai demandé de faire des recherche sur leurs personnages parce qu’ils les connaissaient déjà. Je préfère les dialogues spontanés, qui apportent du réalisme aux personnages. C'est pour cela que nous répétions d'abord la scène comme elle était écrite. Je suivais le jeu des acteurs et après nous enrichissions ensemble le scénario. 

Votre film repose entièrement sur la performance fort convaincante de vos comédiens, Colombe Mukeshimana et Yves Kijyana, qui campent respectivement Kathy et Philibert. Sont-ils des acteurs professionnels ? Comment les avez-vous choisis ?

Je ne peux pas dire que ce sont des acteurs professionnels parce que le premier film de fiction produit au Rwanda par un cinéaste rwandais date de 2011 et s’intitule Matière grise (Gray Matter) de Kivu Ruhorahoza. C’est vous dire combien l’industrie cinématographique est jeune dans notre pays. Par conséquent, je ne peux pas dire que ce sont des professionnels, mais ils le sont dans le sens où ils comprennent les enjeux liés à la production d’un film. Quand j’écris, j’ai souvent des comédiens en tête. Je connais Colombe et Yves, ce sont des amis. Ils ont déjà joué dans des courts métrages qui ont rencontré un certain succès.  

Les Anonymes évoque plusieurs problématiques, entre autres les difficultés qu'ont souvent les jeunes pour joindre les deux bouts et la violence que subissent les femmes au quotidien. Pour vous, de quoi est-il vraiment question dans cette fiction ?

Ce film est mon histoire et celle d’autres jeunes qui se battent pour survivre à Kigali, une ville à forte croissance, où le coût de la vie est de plus en plus élevé. Par exemple, je me considère comme un chômeur parce que je n'exerce pas dans le domaine dans lequel je suis diplômé, l'agriculture. 

C’est aussi une histoire d’amour. Ce n’est pas de leur faute si Kathy et Philibert se bouffent. "Lorsque la faim est à la porte, l'amour s'en va par la fenêtre", dit l'adage. La violence que j’évoque ici est très fréquente au Rwanda. Ce type de fait divers – un homme qui tue sa femme ou une femme qui tue son mari – est rapporté presque de façon quotidienne par les journaux. Le personnage de Kathy meurt tous les jours. Il y a aussi un peu de ma mère dans ce personnage. Il a sa combativité et sa force : Kathy incarne la résilience des femmes face à l’adversité. Ce sont toutes ces thématiques que j’ai voulu évoquer dans ce film.

Vous dites que ces drames se produisent régulièrement dans votre pays.  Y a-t-il une prise de conscience quant aux violences faites aux femmes ? 

Le Rwanda est le pays qui compte le plus de femmes dans son parlement. Il y a donc une volonté politique de combattre ce fléau. Mais sur le plan social, les violences subies par les femmes demeurent un sérieux problème. D’ailleurs, le film suscite au Rwanda un vrai débat quant au sort tragique de Kathy. Certains la trouvent trop ambitieuse ou ingrate. Pour moi, cela dénote du patriarcat qui prévaut encore dans notre société qui subit à la fois les influences religieuses et traditionnelles véhiculant l’idée que la place de la femme, c’est au pied de l’homme. Un avis que je ne partage pas du tout : les femmes ont des droits 

Plusieurs grands noms du cinéma mondial vous ont influencé. Quel est le cinéaste africain qui vous impressionne le plus ?

Sembène Ousmane est un grand cinéaste. J'ai vu tous ses films. J’essaie d’écrire mes personnages féminins comme lui parce qu’ils ont en commun une incroyable force. D'ailleurs, j’ai même peur de refaire ses films. Sembène Ousmane est comparable à des leaders politiques comme Lumumba qui se sont battus pour nos indépendances parce qu’il a utilisé le cinéma pour décoloniser les esprits. Si les politiciens africains regardaient ses œuvres, le continent africain serait vraiment indépendant. Le héros de son film, Xala (1975, adapté de son livré éponyme paru en 1973), est le fidèle portrait de nos hommes politiques d'aujourd'hui. Quand ils arrivent au pouvoir, ils ne savent pas d’où ils viennent et pourquoi ils ont été choisis. Il devrait y avoir un programme Sembène Ousmane dans toutes les écoles du continent parce qu’il évoque les vrais problèmes de l’Afrique.  

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