La justice se penche sur les dessous financiers d'un forum de "Libération" organisé au Gabon
Une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet financier, révèle La Lettre A, pour des soupçons financiers portant sur l'organisation d'un forum de "Libération" à Libreville. Une information qui a suscité la colère de la société des journalistes du journal, hostile dès 2015 à l'organisation de cet événement.
Remous au sein du quotidien Libération. Le parquet national financier a ouvert une enquête préliminaire en lien avec un forum organisé par le quotidien en 2015 au Gabon, pour des flux financiers suspects entre ce pays et la France. Les cogérants du quotidien, Clément Delpirou et Laurent Joffrin, ont confirmé l'ouverture de cette enquête, mais ont défendu l'organisation et l'impartialité de ce forum et assuré que le journal n'avait bénéficié d'aucune transaction irrégulière.
Mais cette information, révélée mercredi 27 mars par La Lettre A a suscité la colère de la société des journalistes, ces derniers affirment avoir été dupés à l'époque par leur direction. Une deuxième assemblée générale est d'ailleurs prévue jeudi et Pierre Fraidenraich, directeur opérationnel du journal au moment des faits, a présenté jeudi matin sa démission du groupe Altice à la suite de ces révélations.
Des commissions obscures en marge du forum de Libreville
En octobre 2015, le quotidien Libération organise un forum à Libreville, capitale du Gabon. L'agence publique gabonaise, qui finance l'événement, verse au total 3,45 millions d'euros, précise un article de Libération, après que la direction du journal français "a été sommée de s'expliquer". Dans le détail, une enveloppe de 450 000 euros a été attribuée à Libération et une autre de trois millions d'euros a été attribuée à la société Presse Media Participations (PMP), alors majoritaire dans le capital du journal.
Une commission de 500 000 euros aurait été versée à une conseillère de communication, Nadine Diatta, belle-sœur de Maixent Accrombessi, alors directeur de cabinet du président gabonais, Ali Bongo. Contactée par Libération, l'intéressée dément toutefois avoir été rémunérée. Ce point interroge fortement les enquêteurs, rapporte La Lettre A. En effet, Pierre Fraidenraich s'était associé en janvier 2015 avec la sœur de Nadine Diatta et la femme de Maixent Accrombessi pour lancer la chaîne de télévision panafricaine Edan. Une société "détenue par la famille Fraidenraich était devenue actionnaire de la chaîne en janvier 2015", explique La Lettre A.
Tracfin, organisme chargé de la lutte contre la fraude et le blanchiment d'argent, a formulé un signalement pour des flux financiers suspects entre le Gabon et la France. Laurent Joffrin, directeur de la rédaction, et Pierre Fraidenraich, aujourd'hui directeur général d'Altice Media Events, ont été entendus comme témoins et leurs bureaux ont fait l'objet d'une perquisition. "Une enquête préliminaire a été ouverte au sein du parquet financier de Paris, à laquelle la direction du journal et son actionnaire ont évidemment coopéré", ont confirmé les cogérants de Libération.
Les salariés du journal avaient déjà alerté la direction en 2015
La rédaction de Libération a diffusé un communiqué, mercredi soir, dans lequel elle affirme "se sentir trompée". En effet, l'organisation de ce forum avait donné lieu à de vifs débats au printemps 2015 pour deux raisons, explique un article de Libération : "La nature du régime de Libreville et le risque du flux financier frauduleux." Une assemblée générale avait réclamé le respect de six critères, comme une validation éditoriale du contenu ou la participation d'ONG à l'organisation. Elle réclamait également l'interdiction pour un acteur de financer plus de la moitié de l'événement, mais il était trop tard.
Une nouvelle clause adoptée le 17 juillet 2015 prévoyait donc que l'organisation du forum soit une "opération blanche" ou que les éventuels bénéfices soient intégralement reversés à des projets locaux, comme "la formation de journalistes gabonais". La rédaction affirme ne jamais avoir été informée de l'encaissement des trois millions d'euros par la société PMP, alors majoritaire dans le capital du journal, d'où la vive émotion des journalistes après ces révélations. "Le montage financier a été totalement dissimulé à la rédaction, regrette la société des journalistes et du personnel. Seule la somme de 450 000 euros, correspondant au coût d'organisation du forum sur place, a été communiquée aux élus."
Réunis mercredi après-midi en assemblée générale, les salariés, "ont exprimé leur colère et leur déception", ajoute le communiqué de la société des journalistes. Une nouvelle assemblée générale est prévue jeudi.
La direction vante l'organisation d'un forum qui "ne souffre d'aucune contestation"
"Le montant de la facturation liée peut surprendre, même s'il est comparable au montant d'autres opérations de même nature réalisées par des structures françaises", admettent les cogérants. "J'ai pensé agir dans l'intérêt du journal", a expliqué Laurent Joffrin, tout en reconnaissant un manque "de vigueur ou de rigueur", selon des propos rapportés par Libération. Il a également évoqué des "problèmes de trésorerie" – le journal avait bouclé l'année 2015 avec un résultat net négatif de 3,2 millions d'euros.
Les cogérants rappellent toutefois que le forum n'a pas trahi les convictions du journal, car il ne s'agissait pas d'une opération à la gloire du régime d'Ali Bongo. "Le caractère libre et contradictoire du forum ne souffre d'aucune contestation", font-ils valoir, en rappelant que le quotidien a décidé "souverainement des thèmes abordés, les tables rondes sont toutes plurielles et les représentants du gouvernement sont des participants parmi d'autres, ni plus ni moins". Des ONG comme Transparency International et Reporters sans frontières (RSF) ont participé aux débats, tout comme des opposants aux régimes.
Certains observateurs, toutefois, n'ont pas été convaincus par ces échanges. "Ce projet de forum visait à redorer le blason d'Ali Bongo dans le cadre de débats auxquels participer[aien]t des représentants de l'Etat gabonais, estime le journaliste de Mediapart Laurent Mauduit, qui avait déjà évoqué l'épisode en 2016 dans le livre Main basse sur l'information (éd. Stock). Un débat sur la presse [était] ainsi prévu, certes avec RSF, mais aussi avec le ministre de l’information du Gabon."
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